La vie de
Cic�ron
Plutarque, Les
vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie
Librairies-�diteurs, Paris, 1840.
autre traduction de Pierron
I. Son origine. Son surnom. - II. Sa naissance. Il se distingue de tous les
jeunes gens de son �ge. - III. Il s'applique � la philosophie et sert sous
Sylla. Son premier plaidoyer. - IV. Son voyage en Gr�ce. Il s'attache �
l'�cole de l'Acad�mie. - V. Il va voir les plus fameux rh�teurs d'Asie.- VI.
Sa conduite r�serv�e apr�s son retour � Rome. � VII. II fait, dans ses
plaidoyers , un usage trop fr�quent de la raillerie. Sa questure en Sicile.
-VIII. Sa passion pour la gloire. II s'applique � conna�tre, par leurs noms,
les personnes les plus consid�rables. - IX. Son d�sint�ressement. Affaire de
Verr�s. � X. Il le fait condamner. - XI. Sa vie particuli�re. Estime dont il
jouit � Rome. � XII. Causes qu'il plaide pendant sa pr�ture. - XIII. Affaire
de Manilius. - XIV. Il est nomm� consul. Faction qui se forme dans Rome. - XV.
Conspiration de Catilina, qui demande le consulat avec Antoine. - XVI. Affaires
difficiles que Cic�ron a au commencement de son consulat. - XVII. Il fait
rejeter la loi agraire de Rullus. - XVIII. Pouvoir irr�sistible de son
�loquence. - XIX. Catilina appelle des troupes � Rome. � XX. Cic�ron
communique au s�nat les avis qu'il a re�us de la conjuration. D�cret qui
l'investit d'un pouvoir absolu. - XXI. Catilina tente inutilement de faire
assassiner Cic�ron-. � XXII. Lentulus se met � la t�te des conjur�s
� Rome. - XXIII. Moyens que les conjur�s avaient pour l'ex�cution. - XXIV.
Ils traitent avec les ambassadeurs des Allobroges. - XXV. Lentulus et les
principaux conjur�s sont arr�t�s. -. XXVI. Incertitude de Cic�ron sur le
parti qu'il doit prendre. Sa femme l'encourage � les faire punir. - XXVII.
Opinion de C�sar. - XXVIII. Caton fait revenir le s�nat � l'arr�t de mort.
Les coupables sont ex�cut�s. - XXIX. T�moignages d'estime donn�s �
Cic�ron. D�faite de Catilina. - XXX. Intrigues contre Cic�ron. Il est nomm�,
par un d�cret du peuple, P�re de la patrie. - XXXI. Il d�pla�t aux Romains,
par les louanges continuelles qu'il se donne. - XXXII. �loges qu'il a faits de
tous les hommes c�l�bres, de son temps. - XXXIII. Sa vanit� lui fait
quelquefois oublier les biens�ances. Ses mots contre Crassus. - XXXIV. Ses bon
mots. - XXXV. Suite. - XXXVI. Clodius entre, d�guis� en femme , aux myst�res
de la Bonne-D�esse. � XXXVII. Cic�ron d�pose contre lui en justice.-
XXXVIII. Clodius est absous. - XXXIX. Clodius feint de se r�concilier avec
Cic�ron. - XL. C�sar se d�clare contre Cic�ron. Clodius le cite en justice.
� XLI. Cic�ron s'en va en exil. - XLII. Clodius le fait condamner au
bannissement. � XLIII. Efforts du s�nat pour le faire rappeler. � XLIV.
Rappel de Cic�ron. - XLV. Joie du peuple � son retour.
Il d�chire les actes du tribunat de Clodius. - XLVI. Affaire de
Milon. � XLVII. Cic�ron est envoy� proconsul en Cilicie. Conduite qu'il y
tient. -XLVIII. A son retour il trouve Rome divis�e entre C�sar et Pomp�e.
� XLIX. II va joindre Pomp�e, et en est bl�m� par Caton. - L. Railleries de
Cic�ron dans le camp de Pomp�e. - LI. II va trouver C�sar, qui le re�oit
avec honneur. - LII. Affaire de Ligarius. - LIIl. II quitte les affaires et se
livre � l'�tude. - LIV. Il r�pudie sa femme T�rentia, et �pouse une jeune
personne qu'il r�pudie encore. - LV. Mort de sa fille Tullie. Mort de
C�sar. - LVI. Antoine excite le peuple contre les meurtriers de C�sar. LVII.
D�fiance mutuelle de Cic�ron et d'Antoine. - LVIII. Songe singulier de
Cic�ron. - LIX. Il prend le parti du jeune C�sar. - LX. Il engage le s�nat �
le favoriser. - LXI. C�sar se raccommode avec Antoine et lui sacrifie Cic�ron.
- LXII. Cic�ron s'enfuit avec son fr�re qui est trahi et mis � mort. �
LXIII. Incertitudes o� il se trouve. - LXIV. Il est tu�. - LXV. Sa t�te et
ses mains sont attach�es � la tribune.
I. La m�re de Cic�ron se nommait Helvia; elle �tait d'une famille distingu�e
et soutint, par sa conduite, la noblesse de son origine. On a sur la condition
de son p�re des opinions tr�s oppos�es : les uns pr�tendent qu'il naquit et
fut �lev� dans la boutique d'un foulon; les autres font remonter sa maison �
ce Tullus Attius qui r�gna sur les Volsques avec tant de gloire. Le premier de
cette famille qui eut le surnom de Cic�ron fut un homme tr�s estimable; aussi
ses descendants, loin de rejeter ce surnom, se firent un honneur de le porter,
quoiqu'il e�t �t� souvent tourn� en ridicule, il vient d'un mot latin qui
signifie pois chiche; et le premier � qui on le donna avait � l'extr�mit� du
nez une excroissance qui ressemblait � un pois chiche et qui lui en fit donner
le surnom. Cic�ron , celui dont nous �crivons la Vie, la premi�re fois qu'il
se mit sur les rangs pour briguer une charge, et qu'il s'occupa des affaires
publiques, fut sollicit� par ses amis de quitter ce surnom et d'en prendre un
autre; mais il leur r�pondit, avec la pr�somption d'un jeune homme, qu'il
ferait en sorte de rendre le nom de Cic�ron plus c�l�bre que ceux des Scaurus
et des Catulus. Pendant sa questure en Sicile, il fit aux dieux l'offrande d'un
vase d'argent, sur lequel il fit graver en entier ses deux premiers noms, Marcus
Tullius; et au lieu du troisi�me, il voulut, par plaisanterie, que le graveur
mit un pois chiche. Voil� ce qu'on dit de son nom.
II. Sa m�re le mit au monde sans travail et sans douleur; il naquit le trois de
janvier, jour auquel maintenant les magistrats de Rome font des v�ux et des
sacrifices pour la prosp�rit� de l'empereur. II apparut, dit-on, � sa
nourrice un fant�me qui lui dit que l'enfant qu'elle nourrissait procurerait un
jour aux Romains les plus grands avantages. On traite ordinairement de r�ves et
de folies ces sortes de pr�dictions ; mais le jeune Cic�ron fut � peine en
�ge de s'appliquer � l'�tude qu'il v�rifia celle-ci. L'excellent naturel
qu'on vit briller en lui le rendit si c�l�bre entre ses camarades, que les
p�res de ces enfants allaient aux �coles pour le voir, pour �tre t�moins
eux-m�mes de tout ce qu'on racontait de son grand sens et de la vivacit� de sa
conception; les plus grossiers d'entre eux s'emportaient m�me contre leurs
fils, quand ils les voyaient, dans les rues, mettre, par honneur, Cic�ron au
milieu d'eux. Il avait re�u de la nature un esprit n� pour la philosophie et
avide d'apprendre, tel que le demande Platon: fait pour embrasser toutes les
sciences, il ne d�daignait aucun genre de savoir et de litt�rature; mais il se
porta d'abord avec plus d'ardeur vers la po�sie; et l'on a de lui un petit
po�me en vers t�tram�tres, intitul� Pontius Glaucus, qu'il composa dans sa
tr�s grande jeunesse. En avan�ant en �ge, il cultiva de plus en plus ce
talent, et s'exer�a sur divers genres de po�sie avec tant de succ�s, qu'il
fut regard� non seulement comme le premier des orateurs romains, mais encore
comme le meilleur de leurs po�tes. La c�l�brit� que lui acquit son
�loquence subsiste encore, malgr� les changements que la langue latine a
�prouv�s; mais le grand nombre de po�tes excellents qui sont venus apr�s lui
ont enti�rement �clips� sa gloire po�tique.
III. Apr�s avoir termin� ses premi�res �tudes, il prit les le�ons de Philon
, philosophe de l'Acad�mie, celui de tous les disciples de Clitomachus qui
avait excit� le plus l'admiration des Romains par la beaut� de son �loquence,
et m�rit� leur affection par l'honn�tet� de ses m�urs. Cic�ron �tudiait
en m�me temps la jurisprudence sous Mucius Sc�vola, l'un des plus grands
jurisconsultes, et le premier entre les s�nateurs; il puisa dans ses le�ons
une connaissance profonde des lois romaines. Il servit quelque temps sous Sylla
dans la guerre des Marses; mais, voyant la r�publique agit�e par des guerres
civiles, et tomb�e, par ces divisions, sous une monarchie absolue, il se livra
� la m�ditation et � l'�tude; il fr�quenta les Grecs les plus instruits et
s'appliqua aux math�matiques, jusqu'� ce qu'enfin Sylla, s'�tant empar� du
pouvoir supr�me, eut donn� au gouvernement une sorte de stabilit�. Vers ce
m�me temps, Chrysogonus, affranchi de Sylla, ayant achet�, pour la somme de
deux mille drachmes, les biens d'un homme que le dictateur avait fait mourir,
comme proscrit, Roscius, fils et h�ritier du mort, indign� de cette vente
inique, prouva que ces biens, vendus � si bas prix, valaient deux cent
cinquante talents. Sylla, qui se voyait convaincu d'une �norme injustice, fut
tr�s irrit� contre Roscius; et, � l'instigation de son affranchi, il fit
intenter � ce malheureux jeune homme une accusation de parricide. Personne
n'osait venir � son secours; l'effroi qu'inspirait la cruaut� de Sylla
�loignait tous ceux qui auraient pu le d�fendre. Le jeune Roscius, abandonn�
de tout le monde, eut recours � Cic�ron, que ses amis press�rent vivement de
se d'une affaire qui lui offrait, pour entrer charger dans la carri�re
de la gloire, l'occasion la plus brillante, qui p�t jamais se pr�senter. II
prit donc la d�fense de Roscius, et le succ�s qu'il eut lui attira
l'admiration g�n�rale; mais la crainte du ressentiment de Sylla le d�termina
� voyager en Gr�ce; et il donna pour pr�texte le besoin de r�tablir sa
sant�. II est vrai qu'il �tait maigre et d�charn�, et qu'il avait l'estomac
si faible, qu'il ne pouvait
manger que fort tard et ne prenait que peu de nourriture. Ce n'est pas que sa
voix ne f�t forte et sonore; mais elle �tait dure et peu flexible: et comme il
d�clamait avec beaucoup de chaleur et de v�h�mence, en s'�levant toujours
aux tons les plus hauts, on craignait que son temp�rament n'en f�t alt�r�.
IV. Arriv� � Ath�nes, il prit les le�ons d'Antiochus l'Ascalonite, dont il
aimait la douceur et la gr�ce, quoiqu'il n'approuv�t pas les nouvelles
opinions qu'il avait �tablies. Antiochus s'�tait d�j� s�par� de la
nouvelle Acad�mie et de l'�cole de Carn�ade; soit qu'il en e�t �t�
d�tach� par l'�vidence des choses, et par son adh�sion au rapport des sens;
soit, comme d'autres le veulent, que la jalousie et le d�sir de contester avec
les disciples de Clitomachus et de Philon lui eussent fait changer de sentiment
et embrasser la plupart des dogmes du Portique. Cic�ron aimait beaucoup la
philosophie, et s'attachait de plus en plus � son �tude; d�j� m�me il
projetait, si jamais il �tait forc� d'abandonner les affaires et de renoncer
au barreau et aux assembl�es publiques, de se retirer � Ath�nes pour y mener
une vie tranquille, dans le sein de la philosophie. Lorsqu'il apprit la mort de
Sylla et qu'il sentit que son corps, fortifi� par l'exercice, avait repris
toute sa vigueur; que sa voix, bien form�e, �tait devenue plus forte � la
fois et plus douce, et assez proportionn�e � son temp�rament; press�
d'ailleurs par ses amis de revenir dans sa patrie ; exhort� enfin par Antiochus
d'entrer dans l'administration des affaires, il r�solut de retourner � Rome;
mais, voulant former encore avec plus de soin son �loquence, comme un
instrument qui lui devenait absolument n�cessaire, et d�velopper ses facult�s
politiques, il s'exer�ait � la composition et fr�quentait les orateurs les
plus estim�s.
V. II passa donc � Rhodes, et de l� en Asie, o� il suivit les �coles des
rh�teurs X�nocl�s d'Adrumette, Denys de Magn�sie et M�nippe le Carien. A
Rhodes, il s'attacha aux philosophes Apollonius Molon et Posidonius. Apollonius,
qui ne savait pas la langue latine, pria, dit-on, Cic�ron de parler en grec; ce
que Cic�ron fit volontiers, assur� que ses fautes seraient mieux corrig�es.
Un jour qu'il avait d�clam� en public , tous ses auditeurs, ravis
d'admiration, le combl�rent � l'envi de louanges; mais Apollonius , en
l'�coutant , ne donna aucun signe d'approbation, et quand le discours fut fini
, il demeura longtemps pensif, sans rien dire. Comme Cic�ron paraissait
affect� de son silence: � Cic�ron, lui dit Apollonius , je vous loue, je vous
admire; mais je plains le sort de la Gr�ce, en voyant que les seuls avantages
qui lui restaient, le savoir et l'�loquence, vous allez les transporter aux
Romains. �
VI. Cic�ron, rempli des plus flatteuses esp�rances, retournait � Rome pour se
livrer aux affaires publiques, lorsqu'il fut un peu refroidi par la r�ponse
qu'il re�ut de l'oracle de Delphes. Il avait demand� au dieu par quel moyen il
pourrait acqu�rir une tr�s grande gloire: � Ce sera, lui r�pondit la Pythie,
en prenant pour guide de votre vie, non l'opinion du peuple, mais votre naturel.
� Quand il fut � Rome, il s'y conduisit dans les premiers temps avec beaucoup
de r�serve; il voyait rarement les magistrats, qui lui t�moignaient eux-m�mes
peu de consid�ration; il s'entendait donner les noms injurieux de Grec et
d'�colier, termes familiers � la plus vile populace de Rome; mais son ambition
naturelle, enflamm�e encore par son p�re et par ses amis, le poussa aux
exercices du barreau, o� il parvint au premier rang, non par des progr�s lents
et successifs, mais par des succ�s si brillants et si rapides, qu'il laissa
bient�t derri�re lui tous ceux qui couraient la m�me carri�re. II avait
pourtant, � ce qu'on assure, et dans la prononciation et dans le geste, les
m�mes d�fauts que D�mosth�ne; mais les le�ons de Roscius et d'�sope, deux
excellents acteurs, l'un pour la trag�die et l'autre pour la com�die, l'en
eurent bient�t corrig�. On raconte de cet �sope, qu'un jour qu'il jouait le
r�le d'Atr�e, qui d�lib�re sur la mani�re dont il se vengera de son fr�re
Thyeste, un de ses domestiques �tant pass� tout � coup devant lui dans le
moment o� la violence de la passion l'avait mis hors de lui-m�me , il lui
donna un si grand coup de son sceptre, qu'il l'�tendit mort � ses pieds. La
gr�ce de la d�clamation donnait � l'�loquence de Cic�ron une force
persuasive. Aussi se moquait-il de ces orateurs qui n'avaient d'autre moyen de
toucher que de pousser de grands cris. � C'est par faiblesse, disait-il ,
qu'ils crient ainsi, comme les boiteux montent � cheval pour se soutenir. � Au
reste, ces plaisanteries fines, ces reparties vives conviennent au barreau; mais
l'usage que Cic�ron en faisait jusqu'� la sati�t� blessait les auditeurs et
lui donna la r�putation de m�chant.
VII. Nomm� questeur dans un temps de disette, et le sort lui ayant donn� la
Sicile en partage, il d�plut d'abord aux Siciliens en exigeant d'eux des
contributions de bl� qu'il �tait forc� d'envoyer � Rome; mais, quand ils
eurent reconnu sa vigilance, sa justice et sa douceur, ils lui donn�rent plus
de t�moignages d'estime et d'honneur qu'� aucun des pr�teurs qu'ils avaient
eus jusqu'alors. Plusieurs jeunes gens des premi�res familles de Rome, ayant
�t� accus�s de mollesse et d'insubordination dans le service militaire,
furent envoy�s en Sicile aupr�s du pr�teur; Cic�ron entreprit leur d�fense
et parvint � les justifier. Plein de confiance en lui-m�me, apr�s tous ces
succ�s, il retournait � Rome, lorsqu'il eut en route une aventure assez
plaisante qu'il nous a lui-m�me transmise. En traversant la Campanie, il
rencontra un Romain de distinction qu'il croyait son ami. Persuad� que Rome
�tait remplie du bruit de sa renomm�e, il lui demanda ce qu'on y pensait de
lui et de tout ce qu'il avait fait. � Eh ! o� donc avez-vous �t�, Cic�ron,
pendant tout ce temps-ci? � lui r�pondit cet homme. Cette r�ponse le
d�couragea fort, en lui apprenant que sa r�putation s'�tait perdue dans Rome
comme dans une mer immense et ne lui avait produit aucune gloire solide.
VIII. La
r�flexion diminua depuis son ambition, en lui faisant sentir que cette gloire
� laquelle il aspirait n'avait point de bornes et qu'on ne pouvait esp�rer
d'en atteindre le terme. Cependant il conserva toute sa vie un grand amour pour
les louanges et une passion vive pour la gloire, qui l'emp�ch�rent souvent de
suivre, dans sa conduite, les vues sages que la raison lui inspirait. Entr�
dans l'administration avec un d�sir ardent d'y r�ussir, il sentit, d'apr�s
l'exemple des artisans qui, n'employant que des outils et des instruments
inanim�s, savent en d�tail les noms de chacun et � quel usage ils sont
propres; il sentit, dis-je, qu'il serait honteux � un homme d'�tat dont les
fonctions publiques ne s'exercent que par le minist�re des hommes, de mettre de
la n�gligence et de la paresse � conna�tre ses concitoyens. Il s'attacha
donc, non seulement � retenir les noms des plus consid�rables, mais encore �
savoir leur demeure � la ville, leurs maisons de campagne, leurs voisins, leurs
amis; en sorte qu'il n'allait dans aucun endroit de l'Italie qu'il ne p�t
nommer facilement, et montrer m�me les terres et les maisons de ses amis.
IX. Son bien �tait modique, mais il suffisait � sa d�pense; et ce qui le
faisait admirer de tout le monde, c'est que, avec si peu de fortune, il ne
recevait pour ses plaidoyers, ni salaire, ni pr�sent. Il fit para�tre surtout
ce d�sint�ressement dans l'accusation de Verr�s. Cet homme avait �t�
pr�teur en Sicile , o� il avait commis les exc�s les plus r�voltants. Il fut
mis en justice par les Siciliens; et Cic�ron le fit condamner, non en plaidant
contre lui , mais pour ainsi dire en ne plaidant pas. Les autres pr�teurs
voulaient le sauver; et, par des d�lais continuels, ils avaient fait tra�ner
l'affaire jusqu'au dernier jour des audiences, afin que, la journ�e ne
suffisant pas pour la plaidoirie, la cause ne f�t pas jug�e. Cic�ron s'�tant
lev� dit qu'il n'avait pas besoin de plaider ; et, produisant les t�moins sur
chaque fait, il les fit interroger et obligea les juges de prononcer. On
rapporte cependant plusieurs bons mots qu'il dit dans le cours du proc�s. Les
Romains appellent, en leur langue, le pourceau, verr�s ; et comme un affranchi,
nomm� C�cilius, qui passait pour �tre de la religion des Juifs, voulait
�carter les Siciliens de la cause, afin de se porter lui-m�me pour accusateur
de Verr�s : � Que peut avoir de commun un Juif avec un verrat? � dit
Cic�ron. Verr�s avait un fils qui passait pour ne pas user honn�tement
de sa jeunesse. Un jour Verr�s ayant os� traiter Cic�ron d'eff�min�: � Ce
sont, lui r�pondit cet orateur, des reproches qu'il faut faire � ses enfants
les portes ferm�es. �
X. L'orateur Hortensius n'osa pas se charger ouvertement de d�fendre Verr�s ;
mais on obtint de lui de se trouver au jugement, lorsqu'il s'agirait de fixer
l'amende qu'on prononcerait contre l'accus�. Il re�ut pour prix de cette
complaisance un sphinx d'ivoire; et Cic�ron lui ayant dit un jour quelques mots
�quivoques , Hortensius lui r�pondit qu'il ne savait pas deviner les �nigmes
: � Vous avez pourtant le sphinx chez vous, lui repartit Cic�ron. Verr�s fut
condamn�; et Cic�ron, ayant fix� l'amende � sept cent cinquante mille
drachmes, fut accus� d'avoir re�u de l'argent pour l'avoir born�e � une
somme si modique. Cependant, lorsqu'il fut nomm� �dile, les Siciliens, voulant
lui t�moigner leur reconnaissance , lui apport�rent de leur �le plusieurs
choses pr�cieuses pour servir d'ornement � ses jeux ; mais il n'employa pour
lui-m�me aucun de ces pr�sents, et ne fit usage de la lib�ralit� des
Siciliens que pour diminuer � Rome le prix des denr�es.
XI. II avait � Arpinum une belle maison de campagne, une terre aux environs de
Naples et une autre pr�s de Pomp�ia , toutes deux peu consid�rables. La dot
de sa femme T�rentia �tait de cent vingt mille drachmes ; et il eut une
succession qui lui en valut quatre-vingt-dix mille. Avec cette modique fortune
il vivait honorablement, mais avec sagesse, et il faisait sa soci�t� ordinaire
des Grecs et des Romains instruits. Il �tait rare qu'il se m�t � table avant
le coucher du soleil, moins � cause de ses occupations, que pour m�nager la
faiblesse de son estomac. Il soignait son corps avec une exactitude recherch�e,
au point qu'il avait chaque jour un nombre r�gl� de frictions et de
promenades. Il parvint, par ce r�gime, � fortifier son temp�rament, � le
rendre sain et vigoureux et capable de supporter les travaux p�nibles et les
grands combats qu'il eut � soutenir dans la suite. Il abandonna � son fr�re
la maison paternelle et alla se loger pr�s du mont Palatin, afin que ceux qui
venaient lui faire la cour n'eussent pas la peine de l'aller chercher si loin ;
car, tous les matins , il se pr�sentait � sa porte autant de monde qu'�
celles de Crassus et de Pomp�e, les premiers et les plus honor�s des Romains,
l'un pour ses richesses et l'autre pour l'autorit� dont il jouissait dans les
arm�es. Cependant Pomp�e lui-m�me recherchait Cic�ron, dont l'appui lui fut
tr�s utile pour augmenter sa gloire et sa puissance.
XII. Quand Cic�ron brigua la pr�ture , il avait plusieurs concurrents
distingu�s; il fut nomm� n�anmoins le premier de tous; et les jugements qu'il
rendit pendant sa magistrature lui firent une grande r�putation de droiture et
d'�quit�. Licinius Macer, qui, d�j� puissant par lui-m�me, �tait encore
soutenu de tout le cr�dit de Crassus; fut accus� de p�culat devant Cic�ron.
Plein de confiance dans son pouvoir et dans le z�le de ses amis, il se croyait
si s�r d'�tre absous, que, lorsque les juges commenc�rent � donner leurs
voix, il courut chez lui, se fit couper les cheveux, prit une robe blanche et se
mit en chemin pour retourner au tribunal. Crassus alla promptement au-devant de
lui, et, l'ayant rencontr� dans sa cour, pr�t � sortir, il lui apprit qu'il
venait d'�tre condamn� � l'unanimit� des suffrages. Il fut si frapp� de ce
coup inattendu, qu'�tant rentr� chez lui, il se coucha et mourut subitement.
Ce jugement fit beaucoup d'honneur � Cic�ron, parce qu'il montra la plus
grande fermet�. Vatinius, homme de m�urs dures, qui, dans ses plaidoyers,
traitait fort l�g�rement ses juges, et qui avait le cou plein d'�crouelles,
s'approchant un jour du tribunal de Cic�ron, lui demanda quelque chose que le
pr�teur ne lui accorda pas tout de suite, et sur laquelle il r�fl�chit assez
longtemps. �Si j'�tais pr�teur , lui dit Vatinius , je ne balancerais pas
tant. - Aussi , lui r�pondit Cic�ron en se tournant vers lui, n'ai-je pas le
cou si gros que toi. �
XIII. Deux ou trois jours avant l'expiration de sa pr�ture, Manilius fut
accus� du p�culat � son tribunal. Manilius avait la faveur et l'affection du
peuple, qui le croyait en butte � l'envie, � cause de Pomp�e dont il �tait
l'ami. L'accus� ayant demand� de lui fixer un jour pour r�pondre aux charges,
Cic�ron lui donna le lendemain; ce qui irrita fort le peuple, les pr�teurs
�tant dans l'usage d'accorder au moins dix jours aux accus�s. Les tribuns
ayant cit� Cic�ron devant l'assembl�e du peuple, o� ils l'accus�rent
d'avoir pr�variqu�, il demanda d'�tre entendu. � M'�tant toujours
montr�, dit-il, aussi favorable aux accus�s que j'ai pu le faire sans violer
les lois, je me croirais bien coupable si je n'avais pas trait� Manilius avec
autant de douceur et d'humanit� que les autres. Je lui ai donc donn� expr�s
le seul jour de ma pr�ture qui me restait et dont je pouvais encore
disposer. Si j'eusse renvoy� � un autre pr�teur le jugement de son affaire,
ce n'e�t pas �t� lui rendre service. � Cette justification produisit
dans le peuple un changement si merveilleux, qu'il combla Cic�ron de louanges
et le pria de d�fendre lui-m�me Manilius ; il s'en chargea volontiers, surtout
par �gard pour Pomp�e, alors absent; et, ayant pris l'affaire d�s l'origine,
il parla avec la plus grande force contre les partisans de l'oligarchie et
contre les envieux de Pomp�e.
XIV. Cependant le parti des nobles ne montra pas moins d'ardeur que le peuple
pour le porter au consulat. L'int�r�t public r�unit, dans cette occasion ,
tous les esprits; et voici quel en fut le motif. Le changement que Sylla avait
fait dans le gouvernement, et qui d'abord avait paru fort �trange, semblait,
par un effet du temps et de l'habitude, prendre une sorte de stabilit� et
plaire assez au peuple. Mais des hommes anim�s par leur cupidit�
particuli�re, et non par des vues du bien g�n�ral, cherchaient � remuer, �
renverser l'�tat actuel de la r�publique. Pomp�e faisait la guerre aux rois
de Pont et d'Arm�nie, et personne � Rome n'avait assez de puissance pour tenir
t�te � ces factieux, amoureux de nouveaut�s. Leur chef �tait un homme
audacieux et entreprenant, et d'un caract�re qui se pliait � tout; c'�tait
Lucius Catilina. A tous les forfaits dont il s'�tait souill�, il avait ajout�
l'inceste avec sa propre fille et le meurtre de son fr�re. Dans la crainte
d'�tre traduit devant les tribunaux pour ce dernier crime, il avait engag�
Sylla � mettre ce fr�re au nombre des proscrits , comme s'il e�t encore �t�
en vie. Les sc�l�rats de Rome, ralli�s autour d'un pareil chef, non contents
de s'�tre engag� mutuellement leur foi par les moyens ordinaires, �gorg�rent
un homme et mang�rent tous de sa chair.
XV. Catilina avait corrompu la plus grande partie de la jeunesse romaine, en lui
prodiguant tous les jours les festins, les plaisirs, les volupt�s de toute
esp�ce, et n'�pargnant rien pour fournir � profusion � cette d�pense.
D�j� toute l'�trurie et la plupart des peuples de la Gaule cisalpine �taient
dispos�s � la r�volte; et l'in�galit� qu'avait mise dans les fortunes la
ruine des citoyens les plus distingu�s par leur naissance et par leur courage,
qui, consumant leurs richesses en banquets , en spectacles, en b�timents, en
brigues pour les charges, avaient vu passer leurs biens dans les mains des
hommes les plus m�prisables et les plus abjects ; cette in�galit�, dis-je ,
mena�ait Rome de la plus funeste r�volution. Il ne fallait plus, pour
renverser un gouvernement d�j� malade, que la plus l�g�re impulsion que 1e
premier audacieux oserait lui donner. Catilina , afin de s'entourer d'un rempart
bien plus fort, se mit sur les rangs pour le consulat. Il fondait ses plus
grandes esp�rances sur le coll�gue qu'il se flattait d'avoir : c'�tait Ca�us
Antonius, homme �galement incapable par lui-m�me d'�tre le chef d'aucun parti
bon ou mauvais, mais qui pouvait augmenter beaucoup la puissance de celui qui
serait � la t�te de l'entreprise. Le plus grand nombre des citoyens honn�tes
, voyant tout le danger qui mena�ait la r�publique, port�rent Cic�ron au
consulat; et le peuple les ayant second�s avec ardeur, Catilina fut rejet�, et
Cic�ron nomm� consul avec Antoine, quoique, de tous les candidats, Cic�ron
f�t le seul n� d'un p�re qui n'�tait que simple chevalier, et n'avait pas le
rang de s�nateur.
XVI. Le peuple ignorait encore les complots de Catilina; et Cic�ron, d�s son
entr�e dans le consulat, se vit assailli d'affaires difficiles, qui furent
comme les pr�ludes des combats qu'il eut � livrer dans la suite. D'un c�t�,
ceux que les lois de Sylla avaient exclus de toute magistrature, et qui
formaient un parti puissant et nombreux, se pr�sent�rent pour briguer les
charges; et, dans leurs discours au peuple, ils s'�levaient avec autant de
v�rit� que de justice contre les actes tyranniques de ce dictateur;
mais ils prenaient mal leur temps pour faire des changements dans la
r�publique. D'un autre c�t�, les tribuns du peuple proposaient des lois qui
auraient renouvel� la tyrannie de Sylla; ils demandaient l'�tablissement de
dix commissaires qui seraient rev�tus d'un pouvoir absolu, et qui, disposant en
ma�tres de l'Italie, de la Syrie et des nouvelles conqu�tes de Pomp�e,
auraient le pouvoir de vendre les terres publiques, de faire les proc�s � qui
ils voudraient, de bannir � leur volont�, d'�tablir des colonies, de prendre
dans le tr�sor public tout l'argent dont ils auraient besoin, de lever et
d'entretenir autant de troupes qu'ils le jugeraient � propos. La concession
d'un pouvoir si �tendu donna pour appui � la loi les personnages les plus
consid�rables de Rome. Antoine, le coll�gue de Cic�ron , fut des premiers �
la favoriser , dans l'esp�rance d'�tre un des d�cemvirs. On croit qu'il
n'ignorait pas les desseins de Catilina, et qu'accabl� de dettes, dont ils lui
auraient procur� l'abolition , il n'e�t pas �t� f�ch� de les voir
r�ussir; ce qui donnait plus de frayeur aux bons citoyens.
XVII. Cic�ron, pour pr�venir ce danger, fit d�cerner � Antoine le
gouvernement de la Mac�doine, et refusa pour lui-m�me celui de la Gaule qu'on
lui assignait. Ce service important lui ayant gagn� Antoine, il esp�ra d'avoir
en lui comme un second acteur qui le soutiendrait dans tout ce qu'il voudrait
faire pour le salut de la patrie. La confiance de l'avoir sous sa main et d'en
disposer � son gr� lui donna plus de hardiesse et de force pour s'�lever
contre ceux qui voulaient introduire des nouveaut�s. Il combattit dans le
s�nat la nouvelle loi, et �tonna tellement ceux qui l'avaient propos�e,
qu'ils n'eurent pas un seul mot � lui opposer. Les tribuns firent de nouvelles
tentatives et cit�rent les consuls devant le peuple. Mais Cic�ron , sans rien
craindre, se fit suivre par le s�nat; et, se pr�sentant � la t�te de son
corps, il parla avec tant de force que la loi fut rejet�e, et qu'il �ta aux
tribuns tout espoir de r�ussir dans d'autres entreprises de cette nature: tant
il les subjugua par l'ascendant de son �loquence !
XVIII. C'est de tous les orateurs celui qui a le mieux fait sentir aux Romains
quel charme l'�loquence ajoute � la beaut� de morale; de quel pouvoir
invincible la justice est arm�e, quand elle est soutenue de celui de la parole.
Il leur montra qu'un homme d'�tat qui veut bien gouverner doit, dans sa
conduite politique, pr�f�rer toujours ce qui est honn�te � ce qui flatte;
mais que, dans ses discours, il faut que la douceur du langage temp�re
l'amertume des objets utiles qu'il propose. Rien ne prouve mieux la gr�ce de
son �loquence que ce qu'il fit dans son consulat, par rapport aux spectacles.
Jusqu'alors les chevaliers romains avaient �t� confondus dans les th��tres
avec la foule du peuple; mais le tribun Marcus Othon, pour faire honneur � ce
second ordre de la r�publique, voulut les distinguer de la multitude et leur
assigna des places s�par�es , qu'ils ont conserv�es depuis. Le peuple se crut
offens� par cette distinction; et lorsque Othon parut au th��tre, il fut
accueilli par les hu�es et les sifflets de la multitude, tandis que les
chevaliers le couvrirent de leurs applaudissements. Le peuple redoubla les
sifflets, et les chevaliers, leurs applaudissements. De l� on en vint
r�ciproquement aux injures, et le th��tre �tait plein de confusion.
Cic�ron, inform� de ce d�sordre, se transporte au th��tre , appelle le
peuple au temple de Bellone et lui fait des r�primandes si s�v�res, que la
multitude �tant retourn�e au th��tre applaudit vivement Othon, et dispute
avec les chevaliers � qui lui rendra de plus grands honneurs.
XIX. Cependant la conjuration de Catilina, que l'�l�vation de Cic�ron au
consulat avait d'abord frapp�e de terreur, reprit courage; les conjur�s,
s'�tant assembl�s, s'exhort�rent mutuellement � suivre leur complot avec une
nouvelle audace, avant que Pomp�e, qu'on disait d�j� en chemin , suivi de son
arm�e, ne f�t de retour � Rome. Ceux qui aiguillonnaient le plus Catilina,
c'�taient les anciens soldats de Sylla, qui , dispers�s dans toute l'Italie,
et r�pandus pour la plupart, et surtout les plus aguerris, dans les villes de
l'�trurie, r�vaient d�j� le pillage des richesses qu'ils avaient sous les
yeux. Conduits par un officier, nomm� Mallius, qui avait servi avec honneur
sous Sylla, ils entr�rent dans la conjuration de Catilina et se rendirent �
Rome pour appuyer la demande qu'il faisait une seconde fois du consulat ; car il
avait r�solu de tuer Cic�ron, � la faveur du trouble qui accompagne toujours
les �lections. Les tremblements de terre, les chutes de la foudre, et les
apparitions de fant�mes qui eurent lieu dans ce temps-l�, semblaient �tre des
avertissements du ciel sur les complots qui se tramaient. On recevait aussi, de
la part des hommes, des indices v�ritables, mais qui ne suffisaient pas pour
convaincre un homme de la noblesse et de la puissance de Catilina. Ces motifs
ayant oblig� Cic�ron de diff�rer le jour des comices, il fit citer Catilina
devant le s�nat et l'interrogea sur les bruits qui couraient de lui. Catilina,
persuad� que plusieurs d'entre les s�nateurs d�siraient des changements dans
l'�tat, voulant d'ailleurs se relever aux yeux de ses complices, r�pondit
tr�s durement � Cic�ron : � Quel mal fais-je, lui dit-il, si , voyant deux
corps dont l'un a une t�te , mais est maigre et �puis�, et l'autre n'a pas de
t�te, mais est grand et robuste, je veux mettre une t�te � ce dernier? �
Cic�ron, qui comprit que cette �nigme d�signait le s�nat et le peuple, en
eut encore plus de frayeur; il mit une cuirasse sous sa robe et fut conduit au
champ de Mars pour les �lections, par les principaux citoyens et par le plus
grand nombre des jeunes gens de Rome. II entrouvrit � dessein sa robe au-dessus
des �paules, afin de laisser apercevoir sa cuirasse et de faire conna�tre la
grandeur du danger. A cette vue, le peuple indign� se serra autour de lui; et,
quand on recueillit les suffrages, Catilina fut encore refus�, et l'on nomma
consuls Silanus et Mur�na.
XX. Peu de temps apr�s, les soldats de l'�trurie s'�tant rassembl�s pour se
trouver pr�ts au premier ordre de Catilina, et le jour fix� pour l'ex�cution
de leur complot �tant d�j� proche, trois des premiers et des plus puissants
personnages de Rome, Marcus Crassus, Marcus Marcellus et Scipion M�tellus,
all�rent, au milieu de la nuit, � la maison de Cic�ron, frapp�rent � la
porte, et, ayant appel� le portier, ils lui dirent de r�veiller son ma�tre et
de lui annoncer qu'ils �taient l�. Ils venaient lui dire que le portier de
Crassus avait remis � son ma�tre, comme il sortait de table, des lettres qu'un
inconnu avait apport�es et qui �taient adress�es � diff�rentes personnes;
celle qui �tait pour Crassus n'avait point de nom. II n'avait lu que celle qui
portait son adresse; et comme on lui donnait avis que Catilina devait faire
bient�t un grand carnage dans Rome, qu'on l'engageait m�me � sortir de la
ville, il ne voulut pas ouvrir les autres; et soit qu'il craignit le danger dont
Rome �tait menac�e, soit qu'il cherch�t � se laver des soup�ons que ses
liaisons avec Catilina avaient pu donner contre lui, il alla sur le champ
trouver Cic�ron, avec Scipion et Marcellus. Le consul, apr�s en avoir
d�lib�r� avec eux, assembla le s�nat d�s le point du jour, remit les
lettres � ceux � qui elles �taient adress�es et leur ordonna d'en faire tout
haut la lecture. Elles donnaient toutes les m�mes avis de la conjuration; mais
apr�s que Quintus Arrius, ancien pr�teur, eut d�nonc� les attroupements qui
se faisaient dans l'�trurie; qu'on eut su, par d'autres avis, que Mallius, �
la t�te d'une arm�e consid�rable, se tenait autour des villes de cette
province pour y attendre les nouvelles de ce qui se passerait � Rome, le s�nat
fit un d�cret par lequel il d�posait les int�r�ts de la r�publique entre
les mains des consuls, et leur ordonnait de prendre toutes les mesures qu'ils
jugeraient convenables pour sauver la patrie. Ces sortes de d�crets sont rares;
le s�nat ne les donne que lorsqu'il craint quelque grand danger. Cic�ron,
investi de ce pouvoir absolu, confia � Quintus M�tellus les affaires du dehors
et se chargea lui-m�me de celles de la ville: depuis, il ne marcha plus dans
Rome qu'escort� d'un si grand nombre de citoyens, que lorsqu'il se rendait sur
la place, elle �tait presque remplie de la foule qui le suivait.
XXI. Catilina,
qui ne pouvait plus diff�rer, r�solut de se rendre promptement au camp de
Mallius; mais, avant que de quitter Rome, il chargea Marcius et C�th�gus
d'aller, d�s le matin, avec des poignards, � la porte de Cic�ron comme pour
le saluer, de se jeter sur lui et de le tuer. Une femme de grande naissance,
nomm�e Fulvie, alla la nuit chez Cic�ron pour lui faire part de ce complot et
l'exhorta � se tenir en garde contre C�th�gus. Les deux conjur�s se
rendirent en effet, d�s la pointe du jour, � la porte de Cic�ron; et, comme
on leur en refusa l'entr�e, ils s'en plaignirent hautement et firent beaucoup
de bruit � la porte; ce qui augmenta encore les soup�ons qu'on avait contre
eux. Cic�ron �tant sorti assembla le s�nat dans le temple de Jupiter Stateur,
qu'on trouve � l'entr�e de la rue Sacr�e, en allant au mont Palatin. Catalina
s'y rendit, dans l'intention de se justifier; mais aucun des s�nateurs ne
voulut rester aupr�s de lui; ils quitt�rent tous le banc sur lequel il
s'�tait assis. Il commen�a n�anmoins � parler; mais il fut tellement
interrompu, qu'il ne put se faire entendre. Cic�ron alors se l�ve et lui
ordonne de sortir de la ville. � Puisque je n'emploie, lui dit-il, dans le
gouvernement que la force de la parole, et que vous faites usage de celle des
armes, il faut qu'il y ait entre nous des murailles qui nous s�parent. �
Catilina sortit sur-le-champ de Rome, � la t�te de trois cents hommes arm�s,
pr�c�d� de licteurs avec leurs faisceaux; on portait devant lui les enseignes
romaines, comme s'il e�t �t� rev�tu du commandement militaire; et il se
rendit en cet �tat au camp de Mallius. L�, apr�s avoir assembl� une arm�e
de vingt mille hommes, il parcourut les villes voisines, pour les porter � la
r�volte. Cette d�marche �tant une d�claration formelle de guerre, le consul
Antoine fut envoy� pour le combattre.
XXII. Ceux qui, corrompus par Catilina, �taient rest�s � Rome, furent
assembl�s par Corn�lius Lentulus , surnomm� Sura, afin de les encourager �
suivre leur entreprise. C'�tait un homme de la plus haute naissance, mais que
l'infamie de sa conduite et ses d�bauches avaient fait chasser du s�nat; il
�tait alors pr�teur pour la seconde fois, comme il est d'usage pour ceux qui
veulent �tre r�tablis dans leur dignit� de s�nateur. Quant � l'originalit�
du surnom de Sura, on raconte que pendant qu'il �tait questeur de Sylla, ayant
consum� en folles d�penses une grande partie des deniers publics, Sylla,
irrit� de ce p�culat, lui demanda compte, en plein s�nat, de son
administration. Lentulus, s'avan�ant d'un air d'indiff�rence et de d�dain ,
dit qu'il n'avait pas de compte � rendre, mais qu'il pr�sentait sa jambe : ce
que font les enfants quand ils ont commis quelque faute, en jouant � la paume.
Cette r�ponse lui fit donner le surnom de Sura, qui, en latin, veut dire jambe.
Cit� un jour en justice, il corrompit quelques uns de ses juges et ne fut
absous qu'� la pluralit� de deux voix : � J'ai perdu, dit-il, l'argent que
j'ai donn� � l'un des juges qui m'ont absous, car il me suffisait de l'�tre
� la majorit� d'une voix. �
XXIII. Avec un tel caract�re, Lentulus fut bient�t �branl� par Catilina; et
des charlatans, de faux devins achev�rent de le corrompre par les fausses
esp�rances dont ils le ber�aient. Ils lui d�bitaient des pr�dictions des
livres sibyllins, et de pr�tendus oracles qu'ils avaient forg�s eux-m�mes et
qui annon�aient qu'il �tait dans les destin�es de Rome d'avoir trois
Corn�lius pour ma�tres : � Deux, lui disaient-ils, ont d�j� rempli leur
destin�e, Cinna et Sylla; vous �tes le troisi�me que la fortune appelle � la
monarchie; recevez-la sans balancer et ne laissez pas �chapper, comme Catilina,
l'occasion favorable qui se pr�sente. � D'apr�s ces hautes promesses,
Lentulus ne forma plus que de vastes projets; il r�solut de massacrer tout le
s�nat, de faire p�rir autant de citoyens qu'il pourrait, de mettre le feu �
la ville et de n'�pargner que les fils de Pomp�e, qu'il enl�verait et
garderait chez lui avec soin pour avoir en eux des otages qui lui faciliteraient
sa paix avec leur p�re; car c'�tait un bruit g�n�ral et qui paraissait
certain, que Pomp�e revenait de sa grande exp�dition d'Asie. L'ex�cution de
leur complot �tait fix�e � une nuit des f�tes saturnales. Ils avaient d�j�
cach� dans la maison de C�th�gus des �p�es, des �toupes et du soufre; ils
avaient divis� la ville en cent quartiers , � chacun desquels �tait attach�
un de leurs complices d�sign� par le sort, afin que, le feu prenant � la fois
en plusieurs endroits, la ville f�t plus t�t embras�e. D'autres devaient
�tre plac�s aupr�s de tous les conduits d'eau , pour tuer ceux qui
viendraient en puiser.
XXIV. Pendant qu'ils faisaient ainsi leurs dispositions, il se trouvait � Rome
deux ambassadeurs des Allobroges, peuple durement trait� par les Romains et qui
supportait impatiemment leur domination. Lentulus, persuad� que ces deux hommes
pourraient leur �tre utiles pour exciter les Gaules � la r�volte, les fit
entrer dans la conjuration et leur donna des lettres pour leur s�nat, dans
lesquelles ils promettaient aux Gaulois la libert�. Ils leur en remirent
d'autres pour Catilina, qu'ils pressaient d'affranchir les esclaves et de
s'approcher promptement de Rome. Ils firent partir avec ces ambassadeurs un
Crotoniate, nomm� Titus, qu'ils charg�rent de lettres destin�es � Catilina;
mais toutes les d�marches de ces hommes inconsid�r�s, qui ne parlaient jamais
ensemble de leurs affaires que dans le vin et avec les femmes, vinrent bient�t
� la connaissance de Cic�ron, qui, opposant � leur l�g�ret� une vigilance,
un sang-froid et une prudence extr�mes, les observait sans cesse et avait
d'ailleurs r�pandu dans la ville un grand nombre de gens affid�s pour �pier
tout avec soin et venir lui en rendre compte. II avait m�me des conf�rences
secr�tes avec des personnes s�res, que les conjur�s croyaient �tre leurs
complices, et qui l'inform�rent des relations que les conjur�s avaient eues
avec les ambassadeurs. II mit donc des gens en embuscade pendant la nuit; et les
deux Allobroges �tant secr�tement d'intelligence avec lui , il fit arr�ter le
Crotoniate et saisir les lettres dont il �tait charg�.
XXV. Cic�ron, d�s le matin, assembla le s�nat dans le temple de la Concorde,
fit la lecture des lettres qu'on avait saisies et entendit les d�positions.
Julius Silanus d�clara que plusieurs personnes avaient entendu dire �
C�th�gus qu'il y aurait trois consuls et quatre pr�teurs d'�gorg�s. Pison,
homme consulaire, fit une d�position � peu pr�s semblable; et Ca�us
Sulpicius, l'un des pr�teurs, qui fut envoy� dans la maison de C�th�gus, y
trouva une grande quantit� d'armes et de traits, surtout d'�p�es et de
poignards, fra�chement aiguis�s. Le Crotoniate, sur la promesse de l'impunit�
que lui fit le s�nat s'il voulait tout avouer, convainquit si bien Lentulus,
qu'il se d�mit sur-le-champ de la pr�ture, quitta, dans le s�nat m�me, sa
robe de pourpre, en prit une plus conforme � sa situation pr�sente, et fut
remis avec ses complices � la garde des pr�teurs, dont les maisons leur
servirent de prison. Comme il �tait d�j� tard et que le peuple attendait en
foule � la porte du s�nat, Cic�ron sortit du temple et fit part � tous les
citoyens de ce qui s'�tait pass�. Le peuple le reconduisit jusqu'� la maison
voisine d'un de ses amis, parce qu'il avait laiss� la sienne aux femmes
romaines, pour y c�l�brer les myst�res secrets de la d�esse qu'on appelle �
Rome la Bonne-D�esse et � qui les Grecs donnent le nom de Gyn�c�e ; car tous
les ans la femme ou la m�re du consul font � cette divinit�, dans la maison
du premier magistrat, un sacrifice solennel, en pr�sence des vestales.
XXVI. Cic�ron, �tant entr� dans la maison de son ami, et n'ayant avec lui que
tr�s peu de personnes, r�fl�chit sur la conduite qu'il devait tenir envers
les conjur�s. La douceur de son caract�re, la crainte qu'on ne l'accus�t
d'avoir abus� de son pouvoir, en punissant, avec la derni�re rigueur, des
hommes d'une naissance si illustre et qui avaient dans Rome des amis puissants,
le faisaient balancer � leur infliger la peine que m�ritait l'�normit� de
leurs crimes: d'un autre c�t�, en les traitant avec douceur , il fr�missait
du danger auquel la ville serait expos�e; les conjur�s, comptant pour peu
d'avoir �vit� la mort, s'irriteraient de la peine plus l�g�re qu'on leur
ferait subir; et, ajoutant � leur ancienne m�chancet� ce nouveau
ressentiment, ils se porteraient aux derniers exc�s de l'audace; il passerait
lui-m�me pour un l�che dans l'esprit du peuple, qui d�j� n'avait pas une
grande id�e de sa hardiesse. Pendant qu'il flottait dans cette incertitude, les
femmes qui faisaient le sacrifice dans sa maison virent le feu de l'autel, qui
paraissait presque �teint, jeter tout � coup, du milieu des cendres et des
�corces br�l�es, une flamme brillante. Ce prodige effraya les autres femmes;
mais les vierges sacr�es ordonn�rent � T�rentia, femme de Cic�ron , d'aller
sur-le-champ trouver son mari et de le presser d'ex�cuter sans retard les
r�solutions qu'il voulait prendre pour le salut de la patrie; en
l'assurant que la d�esse avait fait �clater cette lumi�re si vive comme un
pr�sage de s�ret� et de gloire pour lui-m�me. T�rentia, qui naturellement
n'�tait ni faible, ni timide, qui m�me avait de l'ambition, et, comme le dit
Cic�ron lui-m�me, partageait plut�t avec son mari le soin des affaires
publiques, qu'elle ne lui communiquait ses affaires domestiques, alla
sans retard lui porter l'ordre des vestales et le pressa vivement de punir les
coupables. Elle fut second�e par Quintus, fr�re de Cic�ron, et par Publius
Nigidius, son compagnon d'�tude dans la philosophie, et qu'il consultait
souvent sur les affaires politiques les plus importantes.
XXVII. Le lendemain on d�lib�ra, dans le s�nat, sur la punition des
conjur�s. Silanus opina le premier et ouvrit l'avis de les conduire dans la
prison publique pour y �tre punis du dernier supplice. Tous ceux qui parl�rent
apr�s lui adopt�rent son opinion, jusqu'� Ca�us C�sar, celui qui fut depuis
dictateur. Il �tait jeune encore et commen�ait � jeter les fondements de sa
grandeur future; d�j� m�me, par ses principes politiques et par ses
esp�rances, il se frayait insensiblement la route qui le conduisit enfin �
changer la r�publique en monarchie. Il sut cacher sa marche � tout le monde;
Cic�ron seul avait contre lui de grands soup�ons, sans aucune preuve
suffisante pour le convaincre. Quelques personnes assurent que le consul
touchait au moment de la conviction, mais que C�sar eut l'adresse de lui
�chapper. D'autres pr�tendent que Cic�ron n�gligea et rejeta m�me �
dessein les preuves qu'il avait de sa complicit�, parce qu'il craignit son
pouvoir et le grand nombre d'amis dont il �tait soutenu ; car tout le monde
�tait persuad� que ses amis parviendraient plus ais�ment � sauver C�sar
avec ses complices, que la conviction de la complicit� de C�sar ne servirait
� faire punir les coupables. Quand il fut en tour d'opiner, il dit qu'il
n'�tait pas d'avis qu'on pun�t de mort les conjur�s, mais qu'apr�s avoir
confisqu� leurs biens, on m�t leurs personnes dans telles villes de l'Italie
que Cic�ron voudrait choisir pour les y tenir dans les fers jusqu'� l'enti�re
d�faite de Catilina. Cet avis, plus doux que le premier et soutenu de toute
l'�loquence de l'opinant, re�ut encore un grand poids de Cic�ron lui-m�me,
qui, s'�tant lev�, embrassa dans son opinion la premi�re partie de l'avis de
Silanus et la seconde de celui de C�sar. Ses amis, jugeant que l'opinion de
C�sar �tait la plus s�re pour le consul, parce qu'en laissant vivre les
coupables il aurait moins � craindre les reproches, adopt�rent ce dernier
avis; et Silanus lui-m�me, revenant sur son opinion, s'expliqua, en disant
qu'il n'avait pas pr�tendu conclure � la mort, parce qu'il regardait la prison
comme le dernier supplice pour un s�nateur.
XXVIII. Quand C�sar eut fini de parler, Catulus Lutatius fut le premier qui
combattit son opinion; et Caton, qui parla ensuite, ayant insist� avec force
sur les soup�ons qu'on avait contre C�sar, remplit le s�nat d'une telle
indignation et lui inspira tant de hardiesse, que la sentence de mort fut
prononc�e contre les coupables. C�sar s'opposa � la confiscation des biens,
et repr�senta qu'il n'�tait pas juste de rejeter ce que son avis avait
d'humain pour n'en adopter que la disposition la plus rigoureuse. Comme le plus
grand nombre se d�clarait ouvertement contre son avis, il en appela aux
tribuns, qui refus�rent leur opposition; mais Cic�ron prit de lui-m�me le
parti le plus doux et se rel�cha sur la confiscation des biens. Il se rendit
alors, � la t�te du s�nat , aux lieux o� �taient les complices ; car on ne
les avait pas tous mis dans la m�me maison; chaque pr�teur en avait un sous sa
garde. Il alla d'abord au mont Palatin prendre Lentulus, qu'il conduisit par la
rue Sacr�e et � travers la place ; il �tait escort� des principaux de la
ville qui lui servaient de gardes et d'une foule immense de peuple qui, le
suivant en silence, frissonnait d'horreur sur l'ex�cution qu'on allait faire.
Les jeunes gens surtout assistaient, avec un �tonnement m�l� de frayeur, �
cette esp�ce de myst�re politique que la noblesse faisait c�l�brer pour le
salut de la patrie. Lorsqu'il eut travers� la place et qu'il fut arriv� � la
prison, il livra Lentulus � l'ex�cuteur et lui ordonna de le mettre � mort;
il y amena ensuite C�th�gus et les autres conjur�s, qui subirent tous le
dernier supplice. Cic�ron, en repassant sur la place, vit plusieurs complices
de la conjuration qui s'y �taient rassembl�s et qui, ignorant la punition des
conjur�s, attendaient la nuit pour enlever les prisonniers, qu'ils croyaient
encore en vie. Cic�ron leur cria � haute voix : Ils ont v�cu , mani�re de
parler dont se servent les Romains pour �viter des paroles funestes et ne pas
dire :
Ils sont morts.
XXIX. La nuit approchait, et Cic�ron traversait la place pour retourner chez
lui, non au milieu d'un peuple en silence et marchant dans le plus grand ordre,
mais entour� de la multitude des citoyens qui, confondus ensemble, le
couvraient d'acclamations et d'applaudissements et l'appelaient le sauveur, le
nouveau fondateur de Rome. Toutes les rues �taient garnies de lampes et de
flambeaux que chacun allumait devant sa maison; les femmes �clairaient aussi du
haut des toits pour lui faire honneur et pour le contempler, conduit en
triomphe, avec une sorte de v�n�ration, par les principaux personnages de
Rome, qui tous avaient ou termin� des guerres importantes, ou donn� � la
ville le spectacle des plus magnifiques triomphes, ou conquis � l'empire romain
une vaste �tendue de terres et de mers. Ils marchaient � la suite de Cic�ron,
se faisant mutuellement l'aveu que le peuple romain devait aux victoires d'une
foule de g�n�raux et de capitaines de l'or et de l'argent, de riches
d�pouilles et une grande puissance; mais que Cic�ron �tait le seul qui e�t
assur� son salut et sa tranquillit�, en �loignant de sa patrie un si affreux
danger. Ce qu'on trouvait de plus admirable, ce n'�tait pas d'avoir pr�venu
l'ex�cution d'un horrible complot et d'avoir fait punir les coupables; mais
d'avoir su, par les moyens les moins violents, �touffer la plus vaste
conjuration qui e�t jamais �t� form�e, et de l'avoir �teinte sans s�dition
et sans trouble. Car le plus grand nombre de ceux que Catilina avait rassembl�s
autour de lui n'eurent pas plus t�t appris le supplice de Lentulus et de
C�th�gus, qu'ils abandonn�rent leur chef; et lui-m�me, ayant combattu contre
Antoine avec ceux qui lui �taient rest�s fid�les, fut d�fait et p�rit avec
toute son arm�e.
XXX. Cependant il se tramait des intrigues contre Cic�ron; on parlait mal de
lui; et des hommes m�contents de ce qu'il avait fait formaient le dessein de le
perdre. A leur t�te �taient C�sar, M�tellus et Bestia, d�sign�s, l'un
pr�teur et les deux autres tribuns, pour l'ann�e suivante. Lorsqu'ils
entr�rent en charge, il restait encore quelques jours � Cic�ron jusqu'�
l'expiration de son consulat; ils ne voulurent jamais lui permettre de parler au
peuple et mirent leurs bancs sur la tribune pour l'emp�cher m�me d'y entrer;
ils lui laiss�rent seulement la libert� d'y venir, s'il le voulait, pour se
d�mettre de sa charge, et d'en descendre aussit�t qu'il aurait fait le serment
d'usage. Cic�ron y consentit; et, �tant mont� � la tribune, il obtint le
plus grand silence; mais, au lieu du serment ordinaire, il en fit un tout
nouveau et qui ne convenait qu'� lui; il jura qu'il avait sauv� la patrie et
conserv� l'empire. Tout le peuple r�p�ta, apr�s lui, le m�me serment.
C�sar et les tribuns n'en furent que plus irrit�s et s'occup�rent de susciter
� Cic�ron de nouveaux orages : ils propos�rent une loi qui rappelait Pomp�e
avec ses troupes, afin de d�truire le pouvoir presque absolu de Cic�ron.
Heureusement pour lui et pour Rome, Caton �tait alors tribun; et comme il avait
une autorit� �gale � celle de ses coll�gues, avec une plus grande
consid�ration, il mit opposition � leurs d�crets. Non content d'en avoir
emp�ch� facilement les effets, il releva tellement, dans ses discours, le
consulat de Cic�ron, qu'on lui d�cerna les plus grands honneurs qu'on e�t
encore accord�s � aucun Romain, et qu'on lui donna le nom de P�re de la
patrie: titre honorable qu'il eut la gloire d'obtenir le premier et que
Caton lui d�f�ra en pr�sence de tout le peuple.
XXXI. Il jouit alors de la plus grande autorit� dans Rome; mais il excita
l'envie publique, non par aucune mauvaise action , mais par l'habitude de se
vanter lui-m�me et de relever ce qu'il avait fait dans son consulat par des
louanges dont tout le monde �tait bless�. II n'allait jamais au s�nat, aux
assembl�es du peuple et aux tribunaux, qu'il n'e�t sans cesse � la bouche les
noms de Catilina et de Lentulus. Il en vint jusqu'� remplir de ses propres
louanges tous les ouvrages qu'il composait; et par-l� son style, si plein de
douceur et de gr�ce, devenait insupportable � ses auditeurs. Cette affectation
importune �tait comme une maladie fatale attach�e � sa personne. Mais cette
ambition d�mesur�e ne le rendit pas envieux des autres : �tranger � tout
sentiment de jalousie, il comblait de louanges et les grands hommes qui
l'avaient pr�c�d�, et ses contemporains, comme on le voit par ses �crits et
par plusieurs bons mots qu'on rapporte de lui . Il disait, par exemple,
d'Aristote, que c'est un fleuve qui roule de l'or � grands flots; et; des
Dialogues de Platon, que si Jupiter parlait il prendrait le style de ce
philosophe. Il avait coutume d'appeler Th�ophraste ses d�lices. On lui
demandait un jour quelle oraison de D�mosth�ne il trouvait la plus belle. �
La plus longue, � r�pondit-il. Cependant quelques partisans de D�mosth�ne
lui reprochent d'avoir dit, dans une de ses lettres � ses amis, que cet orateur
sommeille quelquefois dans ses discours. Mais ces censeurs ne se souviennent pas
apparemment des �loges admirables qu'il donne � D�mosth�ne en plusieurs
endroits de ses ouvrages; ils oublient que les oraisons qu'il a travaill�es
avec le plus de soin, celles qu'il a faites contre Antoine, il les a appel�es Philippiques,
du nom de celles de D�mosth�ne contre Philippe.
XXXII. De tous les orateurs et de tous les philosophes c�l�bres de son temps,
il n'en est pas un seul dont il n'ait augment� la r�putation dans ses discours
ou dans ses �crits. Il appuya de tout son cr�dit aupr�s de C�sar, d�j�
dictateur, Cratippe le philosophe p�ripat�ticien pour lui faire avoir le droit
de bourgeoisie � Rome. Il lui fit obtenir aussi de l'ar�opage un d�cret par
lequel ce s�nat le priait de rester � Ath�nes pour y �tre un des ornements
de la ville, et instruire les jeunes gens dans la philosophie. On a encore des
lettres de Cic�ron � H�rode et d'autres �crites � son fils pour l'exhorter
� prendre les le�ons de Cratippe. II reproche au rh�teur Gorgias d'inspirer
� son fils le go�t des plaisirs et de la table, et il le prie de n'avoir plus
aucun rapport avec lui. De toutes les lettres grecques de Cic�ron, celle �
Gorgias et une autre � P�lops de Byzance sont les seules qui soient �crites
de ce ton d'aigreur; mais il avait raison de se plaindre de ce rh�teur, s'il
�tait r�ellement aussi vicieux et aussi corrompu qu'il passait pour l'�tre ,
au lieu qu'il y a bien de la petitesse dans les reproches qu'il fait � P�lops
sur sa n�gligence � lui procurer de la part des Byzantins des honneurs et des
d�crets qu'il d�sirait.
XXXIII. C'est sans doute � cette ambition pour les louanges qu'il faut
attribuer le tort qu'il eut souvent de sacrifier la biens�ance et
l'honn�te � la r�putation de bien dire. Un certain Numatius, qu'il avait
d�fendu et fait absoudre, poursuivait en justice un ami de Cic�ron, nomm�
Sabinus. Cic�ron en fut si irrit�, qu'il s'oublia jusqu'� lui dire : �
Crois-tu donc, Numatius, que ce soit � ton innocence que tu as d� d'�tre
absous, plut�t qu'� mon �loquence, qui a fascin� les yeux des juges? � Il
fit un jour, dans la tribune, un �loge de Crassus qui fut tr�s applaudi; et,
peu de temps apr�s, il fit de lui une censure am�re : � Nest-ce pas de ce
m�me lieu , lui dit Crassus , que vous avez, il y a peu de jours, publi� mes
louanges? - Oui , r�pliqua Cic�ron, je voulais essayer mon talent sur un sujet
ingrat. � Dans une autre occasion , Crassus avait dit que personne, dans sa
famille, n'avait v�cu plus de soixante ans; mais ensuite il se r�tracta. A
quoi, pensais-je, dit-il, quand j'ai avanc� un tel fait? - Vous saviez, lui dit
Cic�ron, que les Romains l'entendraient avec plaisir, et vous vouliez leur
faire la cour. � Ce m�me Crassus ayant dit qu'il aimait fort cette maxime des
sto�ciens , que le sage est riche : � Prenez garde, lui dit Cic�ron, que vous
n'aimiez plut�t cette autre maxime des m�mes philosophes, que tout appartient
au sage : � c'est que Crassus �tait fort d�cri� pour son avarice. Un des
fils de Crassus ressemblait tellement � un certain Axius, qu'on en con�ut
contre sa m�re des soup�ons d�savantageux. Ce jeune homme ayant �t� fort
applaudi pour un discours qu'il avait fait dans le s�nat, on demanda �
Cic�ron ce qu'il en pensait. � Il est digne de Crassus, � r�pondit-il.
Crassus, au moment de son d�part pour la Syrie, sentit qu'il lui serait plus
utile de se r�concilier avec Cic�ron , que de l'avoir pour ennemi ; il lui fit
donc beaucoup de pr�venances et lui dit qu'il irait souper chez lui. Cic�ron
le re�ut avec plaisir. Quelques jours apr�s, ses amis lui dirent que Vatinius
, avec qui il �tait brouill�, d�sirait fort de se remettre bien avec lui. �
Vatinius, dit Cic�ron, ne veut-il pas aussi souper avec moi? � C'est ainsi
qu'il en agissait envers Crassus.
XXXIV. Vatinius avait au cou des �crouelles. Un jour qu'il avait plaid� dans
le barreau : � Voil�, dit Cic�ron , un orateur bien enfl�. � On vint
lui dire, quelque temps apr�s, que Vatinius �tait mort; mais ensuite ayant su
que la nouvelle �tait fausse : � Maudit soit celui qui, a menti si mal �
propos ! � C�sar avait ordonn� qu'on distribu�t aux soldats les terres de la
Campanie, et cette loi m�contentait plusieurs s�nateurs; Lucius Gellius, le
plus �g� d'entre eux, ayant dit que ce partage n'aurait pas lieu tant qu'il
serait en vie : � Attendons, dit Cic�ron; car Gellius ne demande pas un long
terme. � Un certain Octavius, � qui l'on reprochait son origine africaine, dit
un jour � Cic�ron qu'il ne l'entendait pas. � Ce n'est pas, lui r�pondit
Cic�ron , que vous n'ayez l'oreille ouverte. � M�tellus N�pos lui disait
qu'il avait fait mourir plus de citoyens en rendant t�moignage contre eux,
qu'il n'en avait sauv� par son �loquence. � Je conviens, repartit Cic�ron,
que j'ai encore plus de probit� que de talent pour la parole. � Un
jeune homme, accus� d'avoir empoisonn� son p�re dans un g�teau, s'emportait
contre Cic�ron et le mena�ait de l'accabler d'injures. � Je crains moins tes
injures que ton g�teau , � lui r�pondit Cic�ron. Publius Sextius,
dans une affaire criminelle qu'il avait, pria Cic�ron et quelques autres
orateurs de le d�fendre; mais il voulait toujours parler et ne laissait pas
dire un mot � ses d�fenseurs. Comme les juges �taient aux opinions et
qu'elles paraissaient favorables � l'accus� : � Profitez du temps, Sextius,
lui dit Cic�ron; car demain vous serez un homme priv�. � Publius Cotta, qui
se donnait pour un jurisconsulte, quoiqu'il f�t sans connaissances et sans
esprit, appel� un jour en t�moignage par Cic�ron, r�pondit qu'il ne savait
rien. � Vous croyez peut-�tre, lui dit Cic�ron, que je vous interroge sur le
droit. � M�tellus N�pos , dans une dispute avec Cic�ron, lui demanda souvent
qui �tait son p�re: � Gr�ce � votre m�re , lui r�pondit Cic�ron , vous
seriez plus embarrass� que moi pour r�pondre � une pareille question. � La
m�re de M�tellus n'avait pas une bonne r�putation, et il �tait lui-m�me
d'un caract�re fort l�ger. Pendant qu'il �tait tribun, il se d�mit tout �
coup de sa charge, pour aller trouver Pomp�e en Syrie, et il en revint avec
encore plus de l�g�ret�. Philagre, son pr�cepteur, �tant mort, M�tellus
lui fit de magnifiques obs�ques et mit sur son tombeau un corbeau de marbre. �
Vous ne pouviez mieux faire, lui dit Cic�ron; car votre pr�cepteur vous a bien
plus appris � voler qu'� parler. �
XXXV. Marcus Appius ayant dit, dans l'exorde de son plaidoyer, que l'ami qu'il
d�fendait l'avait conjur� d'apporter � cette cause beaucoup d'exactitude, de
raisonnement et de bonne foi : � Comment donc, lui dit Cic�ron, avez-vous le c�ur
assez dur pour ne rien faire de tout ce que votre ami vous a demand�? �
L'usage de ces mots piquants , en plaidant contre ses ennemis ou contre ses
adversaires, fait partie de l'art oratoire; mais Cic�ron les employait
indiff�remment contre tout le monde, afin de jeter du ridicule sur les
personnes; j'en citerai quelques exemples. Marcus Aquilius avait deux de ses gendres
bannis; Cic�ron lui donna le surnom d'Adraste, Lucius Cotta , qui aimait
fort le vin , �tait censeur, lorsque Cic�ron, briguant le consulat, press�
par la soif pendant qu'on donnait 1es suffrages, but un verre d'eau, au milieu
de ses amis qui l'entouraient. � Vous avez eu peur, leur dit-il, que le censeur
ne se f�ch�t contre moi , s'il me voyait boire de l'eau. � Il rencontra dans
les rues Voconius avec ses filles, toutes extr�mement laides. � O ciel !
s'�cria Cic�ron !
En d�pit d'Apollon , cet homme devint p�re. �
Marcus Gellius, qui passait pour fils d'un p�re et d'une m�re esclaves, lisait
un jour des lettres dans le s�nat, d'une voix tr�s forte et tr�s claire. �
Il ne faut pas s'en �tonner, dit Cic�ron , il est de ceux qui
ont �t� crieurs publics. � Faustus , fils de Sylla, de celui qui avait
usurp� � Rome l'autorit� souveraine et fait p�rir un si grand nombre de
citoyens, ayant dissip� la plus grande partie de sa fortune et se trouvant
accabl� de dettes, fit afficher une cession de tous ses biens � ses
cr�anciers. � J'aime bien mieux ses affiches, dit Cic�ron, que celles de son
p�re. � Cette habitude de railler le rendit odieux � bien des gens et souleva
surtout contre lui Clodius et ses partisans. Je vais dire � quelle occasion.
XXXVI. Clodius, jeune Romain d'une grande naissance, mais insolent et audacieux,
aimait Pomp�ia, femme de C�sar: d�guis� en musicienne, il se glissa
secr�tement dans la maison de C�sar, le jour que les femmes romaines y
c�l�braient un sacrifice myst�rieux, interdit � tous les hommes. Il n'en
�tait pas rest� un seul dans cette maison; mais Clodius, si jeune encore qu'il
n'avait pas de barbe au menton, esp�ra qu'il pourrait se glisser, parmi les
autres femmes, dans l'appartement de Pomp�ia, sans �tre reconnu. Entr� de
nuit dans une maison tr�s vaste, il s'�gara et il errait de c�t� et d'autre,
lorsqu'il f'ut rencontr� par une des femmes d'Aur�lia, m�re de C�sar, qui
lui demanda son nom. Forc� de r�pondre, il dit qu'il cherchait une des femmes
de Pomp�ia, qui se nommait Abra. La suivante, ayant reconnu ais�ment que ce
n'�tait pas la voix d'une femme, appelle � grands cris les autres femmes, qui,
�tant accourues, ferment toutes les portes et font de si exactes recherches,
qu'elles trouvent Clodius dans la chambre de l'esclave avec laquelle il �tait
entr�. Le bruit que fit cet �v�nement obligea C�sar de r�pudier Pomp�ia et
de citer Clodius devant les tribunaux, pour crime d'impi�t�.
XXXVII. Cic�ron �tait ami de Clodius, qui, dans l'affaire de Catilina ,
l'avait servi avec le plus grand z�le et avait toujours �t� comme un de ses
gardes. La d�fense de Clodius consistait � dire qu'il n'�tait pas � Rome ce
jour-l�, qu'il en �tait m�me tr�s �loign�. Mais Cic�ron d�posa qu'il
�tait venu ce jour-l� m�me chez lui, pour traiter de quelque affaire; ce qui
�tait vrai. Au reste, il fit cette d�position, moins pour attester la
v�rit�, que pour gu�rir les soup�ons de sa femme, qui ha�ssait Clodius,
parce qu'elle savait que sa s�ur Clodia avait envie d'�pouser Cic�ron , et
qu'elle se servait, pour n�gocier ce mariage, d'un certain Tullus, ami intime
de Cic�ron, lequel voyait tous les jours Clodia et lui faisait assid�ment la
cour. T�rentia, dont Clodia �tait voisine, regardait ces visites comme tr�s
suspectes; c'�tait d'ailleurs une femme d'un caract�re difficile; et, comme
elle gouvernait son mari, elle le poussa � rendre t�moignage contre lui.
Plusieurs citoyens des plus distingu�s d�pos�rent aussi contre Clodius et
l'accus�rent de s'�tre parjur�, d'avoir commis des friponneries, d'avoir
corrompu le peuple � prix d'argent, et s�duit plusieurs femmes. Lucullus
produisit deux femmes esclaves, qui attest�rent que Clodius avait entretenu un
commerce incestueux avec la plus jeune de ses s�urs, mari�e alors � ce m�me
Lucullus: c'�tait aussi un bruit g�n�ralement r�pandu , qu'il avait
d�shonor� ses deux autres s�urs, dont l'une, nomm�e T�rentia , avait
�pous� Marcius Rex ; et l'autre, appel�e Clodia, �tait femme de M�tellus
C�ler et avait eu le surnom de Quadrantaria , parce qu'un de ses amants lui
avait envoy�, dans une bourse, de petites pi�ces de cuivre , au lieu de
pi�ces d'argent. Les Romains appellent quadrans la plus petite de leurs
monnaies de cuivre. Ce fut son inceste avec cette derni�re de ses s�urs qui
diffama le plus Clodius dans Rome.
XXXVIII. Cependant le peuple se montrant tr�s mal dispos� envers ceux qui
semblaient s'�tre ligu�s contre Clodius pour le charger par leurs
d�positions, les juges, qui craignirent qu'on n'us�t de violence,
environn�rent le tribunal de gens arm�s; et la plupart, en �crivant leur
opinion sur les tablettes, brouill�rent � dessein les mots. Il parut pourtant
qu'il y avait eu plus de voix pour l'absoudre; et le bruit courut qu'on avait
distribu� de l'argent aux juges. Aussi Catulus, les ayant rencontr�s au sortir
du tribunal: � Vous avez eu raison , leur dit-il , de demander des gardes pour
votre s�ret�, de peur qu'on ne vous enlev�t votre argent. � Clodius ayant
reproch� � Cic�ron que les juges n'avaient pas ajout� foi � sa d�position:
� Au contraire, lui r�pondit Cic�ron, il y en a eu vingt-cinq qui m'ont cru,
puisqu'ils vous ont condamn�; et trente qui n'ont pas voulu vous croire,
puisqu'ils ne vous ont absous qu'apr�s avoir re�u votre argent. � C�sar,
appel� en t�moignage dans cette affaire, ne voulut pas d�poser: il dit que sa
femme n'avait pas �t� convaincue d'adult�re; mais qu'il l'avait r�pudi�e ,
parce que la femme de C�sar devait �tre exempte, non seulement de toute action
criminelle, mais encore de tout soup�on.
XXXIX. Clodius, d�livr� de ce p�ril, et nomm� tribun du peuple, s'attacha
tout de suite � tourmenter Cic�ron; il lui suscita le plus d'affaires qu'il
lui fut possible et souleva contre lui tous ceux qu'il put gagner. Il se
m�nagea la faveur du peuple, en proposant des lois tr�s avantageuses pour la
multitude. Il fit d�cerner aux deux consuls les plus belles provinces: �
Pison, la Mac�doine, et � Gabinius , la Syrie. Il donna le droit de
bourgeoisie � un grand nombre d'hommes indigents et tint toujours aupr�s de sa
personne une troupe d'esclaves arm�s. Des trois personnages qui avaient alors
le plus de pouvoir dans Rome, Crassus �tait l'ennemi d�clar� de Cic�ron;
Pomp�e se faisait valoir aupr�s de l'un et de l'autre; et C�sar �tait sur le
point de partir pour la Gaule avec son arm�e. Cic�ron chercha � s'insinuer
aupr�s de ce dernier, quoiqu'il s�t bien qu'il n'�tait pas son ami, et qu'il
lui �tait m�me devenu suspect depuis l'affaire de Catilina. Il le pria donc de
l'emmener avec lui dans la Gaule, en qualit� de son lieutenant. C�sar y
consentit sans peine; et Clodius, voyant que Cic�ron allait �chapper � son
tribunal, feignit de vouloir se r�concilier avec lui; et, rejetant sur
T�rentia tous les sujets de plainte que Cic�ron lui avait donn�s, il ne parla
plus de lui que dans les termes les plus honn�tes et les plus doux. Il
protestait qu'il n'avait contre lui aucun sentiment de haine, et qu'il ne s'en
plaignait qu'avec la mod�ration qu'on doit � un ami. Par cette dissimulation,
il dissipa tellement toutes les craintes de Cic�ron, que celui-ci remercia
C�sar de sa lieutenance et se livra de nouveau aux affaires publiques.
XL. C�sar, offens� de cette conduite, anima Clodius contre lui , ali�na
Pomp�e et d�clara devant le peuple que Cic�ron lui paraissait avoir bless�
la justice et les lois , en faisant mourir Lentulus et C�th�gus, sans aucune
formalit� de justice. C'�tait sur cette accusation qu'on l'appelait en
jugement. Cic�ron, voyant le danger dont le mena�ait la haine de ses ennemis,
prit la robe de deuil, laissa cro�tre sa barbe et allait partout supplier le
peuple de lui �tre favorable. Clodius se trouvait sur ses pas, dans toutes les
rues, suivi d'une troupe de gens audacieux et violents qui le raillaient sur son
changement d'habit et sur son air abattu , qui lui faisaient mille outrages, qui
souvent m�me lui jetaient de la boue et des pierres et l'emp�chaient de faire
ses sollicitations au peuple. L'ordre presque entier des chevaliers romains
prit, comme lui, l'habit de deuil; et plus de vingt mille jeunes gens
l'accompagnaient, les cheveux n�glig�s, et sollicitaient le peuple en sa
faveur. Le s�nat s'assembla pour d�cr�ter que le peuple changerait de robe,
comme dans un deuil public; mais les consuls s'oppos�rent � ce d�cret; et
Clodius �tant venu assi�ger le lieu du conseil avec ses satellites arm�s, la
plupart des s�nateurs sortirent en poussant de grands cris et d�chirant leurs
robes. Un spectacle si triste n'excitant ni la compassion ni la honte de ces
sc�l�rats, il fallait ou que Cic�ron sort�t de Rome, ou qu'il en v�nt aux
mains avec Clodius. Il implora le secours de Pomp�e, qui s'�tait �loign� �
dessein et se tenait � la campagne , dans sa maison d'Albe. Apr�s lui avoir
envoy� d'abord Pison son gendre, Cic�ron y alla lui-m�me. Mais, pr�venu de
son arriv�e, Pomp�e n'osa soutenir sa vue. Il aurait eu trop de honte de voir,
dans cet �tat d'humiliation , un homme qui avait livr� pour lui de si grands
combats, qui, dans son administration publique, lui avait rendu les services les
plus importants; mais, devenu le gendre de C�sar, il sacrifiait � son
beau-p�re une ancienne reconnaissance, et, �tant sorti par une porte de
derri�re, il �vita cette entrevue.
XLI. Cic�ron , trahi par Pomp�e et abandonn� de tout le monde, eut enfin
recours aux consuls. Gabinius le traita toujours avec beaucoup de duret�; mais
Pison, lui parlant avec douceur, lui conseilla de se retirer, de c�der pour
quelque temps � la fougue de Clodius, de supporter patiemment ce revers de
fortune, et d'�tre une seconde fois le sauveur de sa patrie, qui se trouvait,
� son occasion, agit�e de s�ditions et menac�e des plus grands maux.
Cic�ron d�lib�ra sur cette r�ponse avec ses amis: Lucullus fut d'avis qu'il
rest�t, l'assurant qu'il triompherait de ses ennemis; mais tous les autres lui
conseill�rent de s'exiler lui-m�me pour un temps, persuad� que le peuple,
quand il serait las des folies et des fureurs de Clodius, ne tarderait pas � le
regretter. Cic�ron prit ce dernier parti: il avait depuis longtemps dans sa
maison une statue de Minerve , qu'il honorait singuli�rement; il la prit, la
porta dans le Capitole, o� il la consacra, apr�s y avoir mis cette inscription
: A MINERVE, PROTECTRICE DE ROME . Il se fit escorter par les gens de quelques
uns de ses amis et prit � pied le chemin de la Lucanie , pour se rendre de l�
en Sicile.
XLII. D�s qu'on fut inform� de sa fuite, Clodius fit rendre contre lui un
d�cret de bannissement et afficher dans toutes les rues la d�fense de lui
donner l'eau et le feu, et de le recevoir dans les maisons, � la distance de
cinq cents milles de l'Italie. Mais le respect qu'on avait pour Cic�ron fit
g�n�ralement m�priser cette d�fense; on le recevait partout avec
empressement et on l'accompagnait en lui t�moignant Brunduse, d'o� les plus
grands �gards. Seulement dans une ville de la Lucanie, appel�e alors Hipponium
et aujourd'hui Vibone, un Sicilien, nomm� Vibius , � qui Cic�ron avait donn�
de fr�quentes marques d'amiti� et qu'il avait fait nommer, pendant son
consulat, � la charge d'intendant des ouvriers, lui refusa sa maison et lui
offrit une retraite dans sa terre. Ca�us Virginius, pr�teur de Sicile, qui
avait aussi de grandes obligations � Cic�ron , lui �crivit de ne pas venir
dans sa province. Afflig� de ces traits d'ingratitude, il se rendit �
il s'embarqua pour Dyrrachium par un vent favorable; mais il �tait � peine
en pleine mer, qu'il s'�leva un vent contraire qui, le lendemain, le reporta au
lieu m�me d'o� il �tait parti. Il se remit bient�t en mer; et , en arrivant
� Dyrrachium ; comme il �tait sur le point de d�barquer, il survint tout �
coup un tremblement de terre qui fit retirer les eaux de la mer. Les devins
conjectur�rent que son exil ne serait pas long, ces sortes de signes
pr�sageant toujours un changement favorable.
XLIII. Pendant son s�jour � Dyrrachium, il fut visit� par une foule de
personnes qui lui t�moign�rent le plus vif int�r�t; et les villes grecques
disput�rent d'empressement � lui rendre plus d'honneurs. Mais toutes ces
marques d'affection ne purent ni lui rendre son courage, ni dissiper sa
tristesse. Semblable � un amant malheureux, il tournait sans cesse ses regards
vers l'Italie. Humili�, abattu par son infortune, il montra beaucoup plus de
faiblesse et de pusillanimit� qu'on n'en devait attendre d'un homme qui avait
pass� toute sa vie � s'instruire; car souvent il priait ses amis de ne pas
l'appeler orateur, mais philosophe, parce qu'il s'�tait attach� � la
philosophie comme au but de toutes ses actions: et l'�loquence n'�tait pour
lui que l'instrument de sa politique. Mais l'opinion n'a que trop de pouvoir
pour effacer de notre �me les impressions de la raison , comme une teinture qui
n'a pas p�n�tr� dans l'�toffe s'alt�re ais�ment. L'habitude de traiter
avec le peuple dans les affaires du gouvernement nous fait adopter les passions
du vulgaire. On ne peut �viter leur influence que par une attention continuelle
sur soi-m�me, en communiquant avec les personnes du dehors, que par le talent
de participer aux affaires, sans partager les passions qui s'y m�lent.
XLIV. Clodius, apr�s avoir fait bannir Cic�ron, br�la ses maisons de campagne
et sa maison de Rome, sur le sol de laquelle il �leva le temple de la Libert�.
Il mit en vente tous ses biens et les faisait crier tous les jours, sans qu'il
se pr�sent�t personne pour les acheter. Devenu, par ses violences, redoutable
� tous les nobles; disposant du peuple, qu'il laissait s'abandonner � tous les
exc�s de la licence et de l'audace, il osa s'attaquer � Pomp�e lui-m�me et
bl�mer plusieurs des ordonnances qu'il avait rendues pendant qu'il commandait
les arm�es. Pomp�e, � qui cette censure faisait tort dans l'opinion publique,
se reprocha d'avoir sacrifi� Cic�ron; et, changeant de disposition , il se
ligua avec ses amis pour s'occuper des moyens de le rappeler. Clodius, de son
c�t�, s'y opposant de tout son pouvoir, le s�nat d�cr�ta qu'il suspendait
tout rapport et toute exp�dition des affaires publiques, jusqu'au rappel de
Cic�ron. Sous le consulat de Lentulus , la s�dition fut pouss�e si loin ,
qu'il y eut des tribuns du peuple bless�s sur la place publique , et que
Quintus; fr�re de Cic�ron, fut laiss� pour mort parmi beaucoup d'autres. Ces
exc�s commenc�rent � ramener le peuple; et Annius Milon , l'un des tribuns du
peuple, osa le premier tra�ner Clodius devant les tribunaux, pour les violences
qu'il avait commises. La plus grande partie du peuple et des habitants des
villes voisines se joignirent � Pomp�e, qui, fort de leur secours; chassa
Clodius de la place publique et appela le peuple aux suffrages, pour le rappel
de Cic�ron. Jamais d�cret ne fut rendu avec autant d'unanimit�. Le s�nat,
rivalisant de z�le avec le peuple, arr�ta qu'on d�cernerait des remerciements
aux villes qui avaient recueilli Cic�ron dans son exil, et que sa maison de
Rome et ses maisons de campagne, que Clodius avait d�truites , seraient
reb�ties aux d�pens du public.
XLV. Cic�ron fut rappel� seize mois apr�s son exil; toutes les villes qui se
trouv�rent sur son passage montr�rent tant de joie et d'empressement � aller
au-devant de lui, que Cic�ron �tait encore au-dessous de la v�rit�,
lorsqu'il disait dans la suite que l'Italie enti�re l'avait port� dans Rome
sur ses �paules. Crassus m�me, son ennemi mortel avant son exil, sortit � sa
rencontre et se r�concilia avec lui; voulant, disait il, faire ce plaisir �
son fils, un des plus z�l�s partisans de Cic�ron. Peu de temps apr�s son
retour, Cic�ron, profitant de l'absence de Clodius, alla au Capitole avec une
suite assez nombreuse; et, arrachant les tablettes tribunitiennes, o� �taient
inscrits les actes du tribunat de Clodius, il les mit en pi�ces. Clodius ayant
voulu lui en faire un crime, Cic�ron r�pondit que c'�tait au m�pris des lois
que Clodius, n� patricien, avait �t� nomm� tribun; qu'ainsi tout ce qu'il
avait fait pendant son tribunat n'�tait point l�gal. Caton fut tr�s
m�content de cette violence et combattit le motif qu'avait all�gu� Cic�ron ,
non qu'il approuv�t ce qu'avait fait Clodius, au contraire il bl�mait son
administration; mais il repr�sentait que le s�nat ne pourrait, sans injustice
et sans un abus d'autorit�, annuler tous les actes faits pendant le tribunat de
Clodius ; dont un, entre autres, �tait la commission qui lui avait �t�
donn�e � lui-m�me pour aller dans l'�le de Cypre et � Byzance, avec tout ce
qu'il avait fait dans ces deux villes. Cette dispute brouilla Caton et Cic�ron
, non qu'ils en vinssent � une rupture ouverte; mais ils v�curent ensemble
avec moins d'intimit�.
XLVI. Peu de temps apr�s, Milon tua Clodius; et, traduit en justice pour ce
meurtre, il chargea Cic�ron de sa d�fense. Le s�nat, qui craignit que le
danger o� se trouvait un homme de la r�putation et du courage de Milon ne
caus�t quelque trouble dans la ville, chargea Pomp�e de pr�sider � ce
jugement, ainsi qu'� tous les autres proc�s; et de maintenir la s�ret� dans
la ville et dans les tribunaux. Pomp�e ayant, d�s avant le jour, garni de
soldats toute l'�tendue de la place, et Milon, craignant que Cic�ron ,
troubl� par la vue de ces armes aux-quelles il n'�tait pas accoutum�, ne
plaid�t pas avec son �loquence ordinaire, lui persuada de se faire porter en
liti�re sur la place et de s'y tenir tranquille jusqu'� ce que les juges
eussent pris s�ance et que le tribunal f�t rempli; car Cic�ron ,
naturellement timide, non seulement � la guerre, mais dans le barreau, ne se
pr�sentait jamais pour plaider sans �prouver de la crainte; et lors m�me
qu'un long usage eut fortifi� et perfectionn� son �loquence, il avait bien de
la peine � s'emp�cher de trembler et de frissonner. Quand il plaida pour
Licinius Mur�na, accus� par Caton, jaloux de surpasser Hortensius, qui avait
eu le plus grand succ�s en parlant le premier pour l'accus� , il passa toute
la nuit � travailler son discours et se fatigua tellement par ce travail forc�
et cette longue veille, qu'il parut inf�rieur � lui-m�me. Le jour qu'il
d�fendit Milon , quand il vit , en sortant de sa liti�re, Pomp�e assis au
haut de la place, environn� de soldats dont les armes jetaient le plus grand
�clat, il fut tellement troubl�, que, tremblant de tout son corps , il ne
commen�a son discours qu'avec peine et d'une voix entrecoup�e, tandis que
Milon assistait au jugement avec beaucoup d'assurance et de courage, ayant
d�daign� de laisser cro�tre ses cheveux et de prendre un habit de deuil; ce
qui ne contribua pas peu � sa condamnation: mais, dans Cic�ron, cette frayeur
semblait moins tenir � sa timidit� qu'� son affection pour ses clients.
XLVII. Il fut
nomm� augure, � la place du jeune Crassus, qui avait �t� tu� chez les
Parthes; et la Cilicie lui �tant �chue par le sort dans le partage des
provinces, avec une arm�e de douze mille hommes de pied et de deux mille six
cents chevaux, il s'embarqua pour s'y rendre. Il entrait aussi dans sa
commission de remettre la Cappadoce sous l'ob�issance du roi Ariobarzane et de
le r�concilier avec ses peuples. II y r�ussit parfaitement, sans employer la
voie des armes et sans donner lieu � aucune plainte. Le d�sastre que les
Romains venaient d'�prouver dans le pays des Parthes, et les mouvements de la
Syrie ayant donn� aux Ciliciens quelque envie de se r�volter, il les calma et
les contint par la douceur de son gouvernement; il refusa les pr�sents que les
rois lui offraient, et remit � la province la d�pense qu'elle �tait oblig�e
de faire pour les festins des gouverneurs ; il recevait lui-m�me � sa table
les Ciliciens les plus honn�tes, qu'il traitait sans magnificence, mais avec
g�n�rosit�. Sa maison n'avait point de portier, et jamais on ne le trouvait
dans son lit; il se levait de tr�s grand matin et se promenait devant sa porte,
o� il recevait ceux qui venaient le voir. Sous son gouvernement, personne ne
fut battu de verges et n'eut sa robe d�chir�e; jamais, m�me dans la col�re,
il ne dit une parole offensante et n'ajouta aux amendes qu'il pronon�ait des
qualifications outrageantes. Les revenus publics avaient �t� dilapid�s: il
les fit rendre aux villes, qui par-l� se trouv�rent fort riches; et, sans
frapper d'ignominie les pr�varicateurs, il se contenta de leur faire restituer
ce qu'ils avaient pris. Il eut aussi une occasion de faire la guerre et mit en
fuite les brigands qui habitaient le mont Amanus. Cette victoire lui m�rita le
titre d'imperator. L'orateur Coelius lui avait �crit de lui envoyer de la
Cilicie des panth�res, pour des jeux qu'il devait donner � Rome : Cic�ron,
qui �tait bien aise de relever ses exploits, lui r�pondit qu'il n'y avait plus
de panth�res en Cilicie; qu'irrit�es d'�tre les seules � qui l'on f�t la
guerre, pendant que tout le reste �tait en paix, elles avaient toutes fui dans
la Carie.
XLVIII. En revenant de la Cilicie , il passa d'abord � Rhodes, et ensuite �
Ath�nes, o� il s�journa quelque temps avec plaisir, par le souvenir des
habitudes qu'il avait eues autrefois dans cette ville. Il y vit les hommes les
plus distingu�s par leur savoir, et qui tous avaient �t� ses
amis et ses compagnons d'�tude. Apr�s avoir fait l'admiration de toute la
Gr�ce, il revint � Rome, o� il trouva les esprits tellement �chauff�s, que
la guerre ne devait pas tarder � �clater. Le s�nat voulut lui d�cerner le
triomphe; mais il dit qu'il suivrait plus volontiers le char de triomphe de
C�sar, quand on aurait fait la paix avec lui. Il ne cessait, en particulier, de
conseiller cette paix; il �crivait fr�quemment � C�sar; il faisait �
Pomp�e les plus vives instances, ne n�gligeant rien pour les adoucir et les
r�concilier ensemble: mais le mal �tait irr�m�diable; et lorsque C�sar vint
� Rome, Pomp�e, au lieu de l'attendre, abandonna la ville, suivi d'un tr�s
grand nombre des principaux d'entre les Romains. Cic�ron, ne l'ayant pas
accompagn� dans cette fuite , donna lieu de croire qu'il allait se joindre �
C�sar. II est certain qu'il flotta longtemps entre les deux partis et qu'il
f'ut violemment agit�, � en juger par ce qu'il �crit lui-m�me dans ses
lettres. � De quel c�t�, dit-il, dois-je me tourner? Pomp�e a le motif le
plus honn�te de faire la guerre; C�sar met plus de suite dans ses affaires et
a plus de moyens de se sauver lui et ses amis: je sais bien qui je dois fuir,
mais je ne vois pas vers qui je puis me r�fugier. �
XLIX. Tr�batius, un des amis de C�sar, ayant �crit � Cic�ron que C�sar
pensait qu'il devait se joindre � lui et partager ses esp�rances; ou que si
l'�ge l'obligeait de renoncer aux affaires, il lui conseillait de se retirer en
Gr�ce et d'y vivre tranquille , �galement �loign� des deux partis;
Cic�ron , tr�s �tonn� que C�sar ne lui e�t pas �crit lui-m�me, r�pondit
en col�re � Tr�batius qu'il ne d�mentirait pas la conduite qu'il avait
toujours tenue dans le gouvernement: c'est ainsi qu'il en parle dans ses
lettres. C�sar �tant parti pour l'Espagne, Cic�ron s'embarqua tout de suite
pour aller joindre Pomp�e. Tout le monde le vit arriver avec plaisir, except�
Caton, qui, l'ayant pris tout de suite en particulier, le bl�ma fort d'avoir
embrass� le parti de Pomp�e. � Pour moi, lui dit-il, je ne pouvais, sans me
faire tort, abandonner une cause � laquelle je me suis attach� d�s ma
premi�re entr�e dans les affaires publiques; mais vous, n'auriez-vous pas
�t� plus utile � votre patrie et � vos amis en restant neutre dans Rome pour
vous conduire d'apr�s les �v�nements; au lieu de venir ici, sans raison et
sans n�cessit�, vous d�clarer l'ennemi de C�sar et vous jeter dans un si
grand p�ril? � Ces remontrances lui firent d'autant plus ais�ment changer de
r�solution, que Pomp�e ne l'employait � rien d'important. II est vrai qu'il
ne devait s'en prendre qu'� lui-m�me; car il ne dissimulait pas qu'il se
repentait d'�tre venu: il se moquait ouvertement des pr�paratifs de Pomp�e,
bl�mait sans m�nagement tous ses projets et ne pouvait s'emp�cher de lancer
contre les alli�s les railleries les plus piquantes. Cependant il se promenait
toute la journ�e dans le camp d'un air s�rieux et morne; mais il ne laissa
�chapper aucune occasion de faire rire par ses bons mots ceux qui en avaient le
moins d'envie. Je ne crois pas inutile d'en rapporter ici quelques uns.
L. Domitius, qui voulait �lever au grade de capitaine un homme peu fait pour la
guerre, vantait la douceur et l'honn�tet� de ses m�urs. �Que ne le
gardez-vous, lui dit Cic�ron, pour �lever vos enfants? � Th�ophane de Lesbos
�tait intendant des ouvriers dans le camp de Pomp�e; et comme on le louait de
la mani�re dont il avait consol� les Rhodiens, apr�s la perte de leur flotte:
� Qu'on est heureux, dit Cic�ron, d'avoir un Grec pour capitaine! � C�sar
avait du succ�s dans toutes les rencontres qui avaient lieu entre les deux
arm�es et tenait Pomp�e comme assi�g�. Lentulus ayant dit un jour que les
amis de C�sar �taient tristes : � Voulez-vous dire, r�pondit Cic�ron ,
qu'ils sont mal dispos�s pour C�sar? � Un certain Marcius, nouvellement
arriv� d'Italie, disait que le bruit courait dans Rome que Pomp�e �tait
assi�g� dans son camp. � Vous vous �tes donc embarqu� tout expr�s, lui dit
Cic�ron, pour venir vous en assurer par vos propres yeux? � Apr�s la d�faite
de Pomp�e, Nonnius portait les esprits � la confiance, parce qu'il restait
encore sept aigles dans le camp. � Vous auriez raison, r�pliqua Cic�ron, si
nous avions � combattre contre des geais. � Labi�nus , plein de confiance en
certaines pr�dictions, soutenait que Pomp�e finirait par �tre vainqueur. �
Cependant , lui dit Cic�ron, avec cette ruse de guerre nous avons perdu notre
camp. �
LI. Cic�ron, retenu par une maladie, n'avait pu se trouver � la bataille de
Pharsale. Lorsque Pomp�e eut pris la fuite, Caton, qui avait � Dyrrachium une
arm�e nombreuse et une flotte consid�rable, voulait que Cic�ron en pr�t le
commandement, qui lui appartenait par la loi, parce qu'il avait le rang d'homme
consulaire. Cic�ron l'ayant absolument refus�, en d�clarant qu'il ne
prendrait plus de part � cette guerre, il manqua d'�tre massacr� par le jeune
Pomp�e et par ses amis, qui, l'accusant de trahison, allaient le percer de
leurs �p�es, si Caton ne les e�t arr�t�s; encore eut-il bien de la peine �
l'arracher de leurs mains et � le faire sortir du camp. Cic�ron se rendit �
Brunduse, o� il resta quelque temps pour attendre C�sar, que ses affaires
d'Asie et d'�gypte retenaient encore. D�s qu'il sut qu'il �tait arriv� �
Tarente et qu'il venait par terre � Brunduse, il alla au-devant de lui, ne
d�sesp�rant pas d'en obtenir son pardon, honteux n�anmoins d'avoir � faire
devant tant de monde l'�preuve des dispositions d'un ennemi vainqueur; mais il
n'eut rien � faire ou � dire de contraire � sa dignit�. C�sar ne l'eut pas
plus t�t vu venir � lui, pr�c�dant d'assez loin ceux qui l'accompagnaient,
qu'il descendit de cheval, courut l'embrasser et marcha plusieurs stades en
s'entretenant t�te � t�te avec lui. Il ne cessa depuis de lui donner les plus
grands t�moignages d'estime et d'amiti�; et Cic�ron ayant compos� dans la
suite un �loge de Caton, C�sar, dans la r�ponse qu'il y fit, loua beaucoup
l'�loquence et la vie de Cic�ron, qu'il compara � celles de P�ricl�s et de
Th�ram�ne.
LII. Quintus Ligarius ayant �t� mis en justice comme ennemi de C�sar, et
Cic�ron s'�tant charg� de sa d�fense, C�sar dit � ses amis : � Qui
emp�che que nous laissions parler Cic�ron? II y a longtemps que nous ne
l'avons entendu. Pour son client, c'est un m�chant homme, c'est mon ennemi; il
est d�j� condamn�. � Mais Cic�ron, d�s l'entr�e de son discours, �mut
singuli�rement son juge; et, � mesure qu'il avan�ait dans sa cause, il
excitait en lui tant de passions diff�rentes, il donnait � son expression tant
de douceur et de charme, qu'on vit C�sar changer souvent de couleur et rendre
sensibles les diverses affections dont son �me �tait agit�e. Quand enfin
l'orateur vint � parler de la bataille de Pharsale, C�sar, n'�tant plus
ma�tre de lui-m�me, tressaillit de tout son corps et laissa tomber les papiers
qu'il tenait � la main. Cic�ron, vainqueur de la haine de son juge, le for�a
d'absoudre Ligarius.
LIII. Depuis cette �poque, Cic�ron, voyant la monarchie succ�der �
l'ancien gouvernement; abandonna les affaires et donna tout son loisir aux
jeunes gens qui voulurent s'appliquer � la philosophie: ils �taient
tous des premi�res familles de Rome; et les liaisons fr�quentes qu'il eut avec
eux lui donn�rent de nouveau un tr�s grand cr�dit dans la vill�. Son
occupation ordinaire �tait d'�crire des dialogues philosophiques, de traduire
les philosophes grecs et de faire passer dans la langue latine les termes de
dialectique ou de physique employ�s par ces �crivains: c'est lui, dit-on, qui
le premier a naturalis� dans sa langue les mots grecs que les Latins rendent
par imagination, assentiment, suspension de jugement, compr�hension, atome,
indivisible, vide, et plusieurs autres semblables; ou du moins c'est lui qui les
a rendus plus intelligibles aux Romains, en les expliquant par des m�taphores
ou par des termes d�j� connus dans la langue latine. II faisait servir ainsi
� son amusement la facilit� qu'il avait pour la po�sie : lorsqu'il
s'abandonnait � ce genre de composition, il faisait jusqu'� cinq cents vers
dans une nuit. Il passait la plus grande partie de son temps dans sa maison de
Tusculum , d'o� il �crivait � ses amis qu'il menait la vie de La�rte, soit
qu'il voulut plaisanter, comme � son ordinaire, soit que son ambition lui fit
d�sirer encore de prendre part au gouvernement et qu'il f�t m�content de sa
situation pr�sente. Il allait rarement � Rome et seulement pour faire sa cour
� C�sar; il �tait le premier � applaudir aux honneurs qu'on lui d�cernait,
et avait toujours quelque chose de nouveau et de flatteur � dire sur sa
personne ou sur ses actions. Tel est le mot sur les statues de Pomp�e qu'on
avait abattues et que C�sar fit relever. � C�sar, dit Cic�ron, en relevant
les statues de Pomp�e, a, par cet acte de g�n�rosit�, affermi les siennes.
�
LIV. II pensait � �crire l'histoire de Rome, dans laquelle il voulait faire
entrer une partie de l'histoire grecque, avec la plupart de ses fables; mais il
en fut d�tourn� par un grand nombre d'affaires publiques et particuli�res,
par des �v�nements f�cheux, dont les uns furent involontaires et les autres
lui arriv�rent presque toujours par sa faute. Il r�pudia d'abord sa femme
T�rentia, � qui il reprochait une telle n�gligence pendant la guerre civile,
qu'elle l'avait laiss� manquer des choses les plus n�cessaires, et qu'� son
retour en Italie il n'avait re�u d'elle aucune marque d'affection; car elle
n'�tait pas m�me venue le trouver � Brunduse, o� il avait fait un long
s�jour; et lorsque sa fille Tullia, qui �tait encore dans sa premi�re
jeunesse, avait �t� le joindre � Brunduse, sa m�re ne lui avait donn�, ni
une suite convenable, ni les provisions n�cessaires pour un si long voyage;
elle avait enfin laiss� sa maison dans un entier d�nuement et charg�e de
plusieurs dettes consid�rables. Tels sont les pr�textes les plus honn�tes
qu'il donna de son divorce. T�rentia soutenait qu'ils �taient faux ; et
Cic�ron lui-m�me, il faut l'avouer, lui donna un grand moyen de justification
, en �pousant peu de temps apr�s une jeune personne , s�duit par sa beaut�,
� ce que disait T�rentia; et, suivant Tiron, l'affranchi de Cic�ron, � cause
de ses richesses, qu'il devait faire servir � payer ses dettes. Cette fille
avait en effet de tr�s grands biens; et son p�re, en mourant , les avait
laiss�s � Cic�ron en fid�icommis pour les lui rendre � sa majorit� : mais,
comme il devait beaucoup, il se laissa
persuader par ses parents et ses amis de l'�pouser malgr� la disproportion de
l'�ge, afin de trouver dans la fortune de cette femme de quoi se lib�rer
envers ses cr�anciers. Antoine, dans sa r�ponse aux Philippiques ,
parle de ce mariage et reproche � Cic�ron d'avoir r�pudi� une femme
aupr�s de laquelle il avait vieilli : c'�tait le railler finement sur la vie
s�dentaire qu'il avait men�e, sans avoir fait, dans sa jeunesse, aucun service
militaire.
LV. Peu de temps apr�s son mariage, il perdit sa fille Tullia, qui mourut en
couche dans la maison de Lentulus, qu'elle avait �pous� apr�s la mort de
Pison, son premier mari. Tous les philosophes qui se trouvaient alors � Rome se
rendirent en foule chez Cic�ron pour le consoler; mais il fut si am�rement
affect� de cette perte, qu'il r�pudia sa nouvelle femme, parce qu'il crut
qu'elle s'�tait r�jouie de la mort de Tullia. Voil� pour ses affaires
domestiques. Il n'eut aucune part � la conjuration qui fit p�rir C�sar,
quoiqu'il f�t intimement li� avec Brutus et que, m�content de l'�tat
pr�sent des affaires, il d�sir�t, autant que personne, l'ancien ordre de
choses. Mais les conjur�s craignirent son caract�re timide et l'�ge avanc�,
qui �te l'audace et la fermet� aux �mes m�me les plus vigoureuses. Brutus et
Cassius ayant ex�cut� leur complot, les amis de C�sar se r�unirent pour
venger sa mort; et l'on craignit de voir Rome replong�e dans les horreurs de la
guerre civile. Antoine, alors consul, assembla le s�nat et parla, en peu de
mots, sur la n�cessit� d'agir de concert. Cic�ron fit un tr�s long discours
analogue aux circonstances, et persuada aux s�nateurs de d�cr�ter, �
l'exemple des Ath�niens, une amnistie g�n�rale pour tout ce qui avait �t�
fait depuis la dictature de C�sar, et de donner des gouvernements � Cassius et
� Brutus.
LVI. Mais ces sages mesures furent sans effet. Le peuple, en voyant le corps de
C�sar port� � travers la place publique, se laissa aller � sa compassion
naturelle; et Antoine ayant d�ploy� la robe du dictateur , tout ensanglant�e
et perc�e des coups qu'on lui avait port�s, ce spectacle remplit la multitude
d'une telle fureur, qu'elle chercha les meurtriers dans la place m�me, et que,
s'armant de tisons enflamm�s, elle courut � leurs maisons pour y mettre le
feu. Ils se d�rob�rent � ce danger, qu'ils avaient pr�vu ; et , comme ils en
craignaient de plus grands encore, ils prirent le parti de quitter Rome. Leur
fuite releva la fiert� d'Antoine ; la pens�e qu'il allait r�gner seul dans la
ville le rendit redoutable � tout le monde et surtout � Cic�ron. Comme il
voyait la puissance de cet orateur dans le gouvernement se fortifier de jour en
jour, le sachant d'ailleurs intime ami de Brutus, il supportait impatiemment sa
pr�sence. L'opposition de leurs m�urs avait fait na�tre depuis longtemps
entre eux des soup�ons et de la d�fiance. Cic�ron, qui redoutait sa mauvaise
volont�, voulut d'abord aller en Syrie, comme lieutenant de Dolabella; mais
Hirtius et Pansa, deux hommes vertueux et partisans de Cic�ron, qui devaient
succ�der � Antoine dans le consulat, conjur�rent Cic�ron de ne pas les
abandonner, se promettant, s'ils l'avaient avec eux � Rome, de d�truire la
puissance d'Antoine. Cic�ron, sans refuser de les croire, mais sans ajouter
trop de foi � leurs paroles, laissa partir Dolabella; et, apr�s �tre convenu
avec Hirtius qu'il irait passer l'�t� � Ath�nes et qu'il reviendrait � Rome
d�s qu'ils auraient pris possession du consulat, il s'embarqua seul pour la
Gr�ce. Sa navigation ayant �prouv� du retard, il recevait tous les jours des
nouvelles de Rome , qui l'assuraient, comme il est ordinaire en pareil cas,
qu'il s'�tait fait dans Antoine un changement merveilleux; qu'il ne faisait
rien qu'au gr� du s�nat, et qu'il ne fallait plus que la pr�sence de Cic�ron
pour donner aux affaires la situation la plus favorable. Alors, se reprochant
son excessive pr�voyance, il revint � Rome. Il ne fut pas tromp� d'abord dans
ses esp�rances ; il sortit au-devant de lui une foule si consid�rable, que les
compliments et les t�moignages d'affection qu'il re�ut, depuis les portes de
la ville jusqu'� sa maison, consum�rent presque toute la journ�e.
LVII. Le lendemain Antoine, ayant convoqu� le s�nat, y appela Cic�ron, qui
refusa de s'y rendre et se tint au lit, sous pr�texte que le voyage l'avait
fatigu�; mais son vrai motif fut la crainte d'une emb�che qu'on devait lui
dresser, et dont il avait �t� pr�venu dans sa route. Antoine, offens� d'un
soup�on qu'il traitait de calomnieux, envoyait des soldats pour l'amener de
force, ou pour br�ler sa maison s'il s'obstinait � ne pas venir; mais, aux
vives instances de plusieurs s�nateurs, il r�voqua son ordre et se contenta de
faire prendre des gages chez lui. Depuis ce jour-l�, lorsqu'ils se
rencontraient dans les rues, ils passaient sans se saluer ; et ils v�curent
dans cette d�fiance r�ciproque, jusqu'� ce que le jeune C�sar arriva
d'Appollonie, et que, s'�tant port� pour h�ritier de C�sar, il r�clama
d'Antoine une somme de vingt-cinq millions de drachmes , qu'il retenait de la
succession du dictateur; ce qui mit entre Antoine et lui de la division.
Philippe, qui avait �pous� la m�re du jeune C�sar, et Marcellus, le mari de
sa s�ur, all�rent avec lui chez Cic�ron; et tous ensemble ils convinrent que
Cic�ron appuierait le jeune C�sar de son �loquence et de son cr�dit dans le
s�nat et aupr�s du peuple, et que le jeune C�sar emploierait son argent et
ses armes � prot�ger Cic�ron contre ses ennemis; car il avait d�j� aupr�s
de lui un grand nombre de ces soldats qui avaient servi sous le dictateur.
LVIII. Mais il para�t que Cic�ron fut d�termin� par un motif encore plus
fort � recevoir avec plaisir les offres d'amiti� de ce jeune homme. C�sar et
Pomp�e vivaient encore, lorsque Cic�ron eut un songe dans lequel il crut avoir
appel� au Capitole les enfants de quelques s�nateurs, parce que Jupiter devait
d�clarer l'un d'entre eux souverain de Rome. Tous les citoyens �taient
accourus en foule et environnaient le temple. Ces enfants, v�tus de robes
bord�es de pourpre, �taient assis au-dehors , dans un profond silence: tout �
coup les portes s'�tant ouvertes, ils s'�taient lev�s, et, entrant dans le
temple, ils avaient pass�, chacun � son rang, devant le dieu, qui, apr�s les
avoir consid�r�s attentivement, les avait renvoy�s tous fort afflig�s : mais
quand le jeune C�sar s'approcha, Jupiter �tendit sa main vers lui: � Romains,
dit-il , voil� le chef qui terminera vos guerres civiles. � Ce songe imprima
si vivement dans l'esprit de Cic�ron l'image de ce jeune homme, qu'elle y resta
toujours empreinte. Il ne le connaissait pas; mais le lendemain il descendit au
champ de Mars, � l'heure o� les enfants revenaient de leurs exercices; le
premier qui s'offrit � lui fut le jeune C�sar, tel qu'il l'avait vu dans le
songe. Frapp� de cette rencontre, il lui demanda le nom de ses parents. Son
p�re s'appelait Octavius , homme d'une naissance peu illustre; sa m�re Attia
�tait ni�ce de C�sar, lequel, n'ayant point d'enfants, l'avait, par son
testament, institu� h�ritier de sa maison et de ses biens.
LIX. On dit que depuis cette aventure Cic�ron ne rencontrait jamais cet enfant
sans lui parler avec amiti� et lui faire des caresses que le jeune C�sar
recevait avec plaisir; d'ailleurs le hasard avait fait qu'il �tait n� sous le
consulat de Cic�ron. Voil� les causes qu'on a donn�es de son affection pour
ce jeune homme: mais les v�ritables motifs de cet attachement furent d'abord sa
haine contre Antoine; ensuite son caract�re, qui , toujours faible contre les
honneurs , lui donna ce go�t pour C�sar, dans l'esp�rance qu'il ferait servir
au bien de la r�publique la puissance de ce jeune homme, qui d'ailleurs faisait
de son c�t� tout son possible pour s'insinuer dans l'amiti� de Cic�ron et
l'appelait m�me son p�re. Brutus, indign� de cette conduite, lui en fait les
plus vifs reproches dans ses lettres � Atticus : il y dit que Cic�ron, en
flattant C�sar par la peur qu'il a d'Antoine, ne laisse aucun lieu de douter
qu'il cherche moins � rendre � sa patrie la libert�, qu'� se donner �
lui-m�me un ma�tre doux et humain. Cependant Brutus ayant trouv� le fils de
Cic�ron � Ath�nes, o� il suivait les �coles des philosophes; le prit
avec lui, le chargea d'un commandement et lui dut plusieurs de ses succ�s.
Jamais Cic�ron n'avait joui d'une plus grande autorit� dans Rome: disposant de
tout en ma�tre, il vint � bout de chasser Antoine et de soulever tous les
esprits contre lui; il envoya m�me les deux consuls Hirtius et Pansa pour lui
faire la guerre, et persuada au s�nat de d�cerner au jeune C�sar les licteurs
arm�s de faisceaux et toutes les marques du commandement, parce qu'il
combattait pour la patrie.
LX. Mais apr�s qu'Antoine eut �t� d�fait, et les deux consuls tu�s, les
deux arm�es qu'ils commandaient s'�tant r�unies � C�sar, le s�nat, qui
craignit ce jeune homme, dont la fortune devenait si brillante, d�cerna aux
troupes qui le suivaient des honneurs et des r�compenses, dans la vue d'abattre
sa puissance, sous pr�texte que depuis la d�faite d'Antoine la r�publique
n'avait plus besoin d'arm�e. C�sar, alarm� de cette mesure, envoya
secr�tement quelques personnes � Cic�ron, pour l'engager, par leurs pri�res,
� se faire nommer consul avec C�sar; l'assurant qu'il disposerait � son gr�
des affaires et qu'il gouvernerait un jeune homme qui ne d�sirait que le titre
et les honneurs attach�s � cette dignit�. C�sar avoua depuis que, craignant
de se voir abandonn� de tout le monde par le licenciement de son arm�e, il
avait mis � propos en jeu l'ambition de Cic�ron et l'avait port� � demander
le consulat, en lui promettant de l'aider de son cr�dit et de ses
sollicitations dans les comices.
LXI. Ce fut surtout dans cette occasion que Cic�ron, malgr� l'exp�rience de
l'�ge, dup� par un jeune homme, appuya si fortement sa brigue, qu'il lui donna
tout le s�nat. II en fut bl�m� sur le champ par ses amis, et il ne tarda pas
lui-m�me � reconna�tre qu'il s'�tait perdu et qu'il avait sacrifi� la
libert� du peuple. C�sar, dont le consulat avait fort augment� la puissance,
ne s'embarrassa plus de Cic�ron; il se lia avec Antoine et L�pidus; et,
r�unissant tous trois leurs forces, ils partag�rent entre eux l'empire , comme
si ce n'e�t �t� qu'un simple h�ritage. Ils dress�rent une liste de plus de
deux cents citoyens dont ils avaient arr�t� la mort. La proscription de
Cic�ron donna lieu � la plus vive dispute. Antoine ne voulait se pr�ter �
aucun accommodement, que Cic�ron n'e�t p�ri le premier. L�pidus appuyait sa
demande, et C�sar r�sistait � l'un et � l'autre. Ils pass�rent trois jours,
pr�s de la ville de Bologne, dans des conf�rences secr�tes, et s'abouchaient
dans un endroit entour� d'une rivi�re qui s�parait les deux camps. C�sar
fit, dit-on, les deux premiers jours, la plus vive d�fense pour sauver
Cic�ron, mais enfin il c�da le troisi�me jour et l'abandonna. Ils obtinrent
chacun, par des sacrifices respectifs, ce qu'ils d�siraient: C�sar sacrifia
Cic�ron; L�pidus, son propre fr�re Paulus; et Antoine, son oncle
maternel Lucius C�sar: tant la
col�re et la rage, �touffant en eux tout sentiment d'humanit� , prouv�rent
qu'il n'est point d'animal f�roce plus cruel que l'homme, quand il a le pouvoir
d'assouvir sa passion!
LXII. Pendant ce trait� barbare, Cic�ron �tait , avec son fr�re , � sa
maison de Tusculum, o�, � la premi�re nouvelle des proscriptions, ils
r�solurent de gagner Astyre , autre maison de campagne que Cic�ron avait sur
le bord de la mer, pour s'y embarquer et se rendre en Mac�doine, aupr�s de
Brutus, dont il avait appris que le parti s'�tait fortifi�. Ils se mirent
chacun dans une liti�re, accabl�s de tristesse et n'ayant plus d'espoir. Ils
s'arr�t�rent en chemin; et, ayant fait approcher leur liti�re, ils
d�ploraient mutuellement leur infortune. Quintus �tait le plus abattu; il
s'affligeait surtout de n'avoir pas song� � rien prendre chez lui. Cic�ron
n'ayant non plus que peu de provisions pour son voyage, ils jug�rent qu'il
�tait plus sage que Cic�ron , continuant sa route, se h�t�t de fuir, et que
Quintus retourn�t dans sa maison pour y prendre tout ce qui leur �tait
n�cessaire. Cette r�solution prise, ils s'embrass�rent tendrement et se
s�par�rent en fondant en larmes. Peu de jours apr�s, Quintus, trahi par ses
domestiques et livr� � ceux qui le cherchaient, fut mis � mort avec son fils.
Cic�ron, en arrivant � Astyre, trouva un vaisseau pr�t, sur lequel il
s'embarqua et fit voile, par un bon vent , jusqu'� Circ�e. L� , les pilotes
voulant se remettre en mer, Cic�ron, soit qu'il en craign�t les incommodit�s,
soit qu'il conserv�t encore quelque espoir dans la fid�lit� de C�sar,
descendit � terre et fit � pied l'espace de cent stades, comme s'il e�t voulu
retourner � Rome.
LXIII. Mais bient�t, l'inqui�tude o� il �tait lui ayant fait changer de
sentiment, il reprit le chemin de la mer et passa la nuit suivante livr� � des
pens�es si affreuses, qu'il voulut un moment se rendre secr�tement dans la
maison de C�sar et s'�gorger lui-m�me sur son foyer, afin d'attacher � sa
personne une furie vengeresse. La crainte des tourments auxquels il devait
s'attendre, s'il �tait pris, le d�tourna de cette r�solution: toujours
flottant entre des partis �galement dangereux, il s'abandonna de nouveau � ses
domestiques, pour le conduire par mer � Cai�te, o� il avait une maison qui
offrait, pendant les chaleurs de l'�t�, une retraite agr�able , lorsque les
vents �t�siens rafra�chissent l'air par la douceur de leur haleine. Il y a
dans ce lieu un temple d'Apollon, situ� pr�s de la mer. Tout � coup il sortit
de ce temple une troupe de corbeaux qui, s'�levant dans les airs avec de grands
cris, dirig�rent leur vol vers le vaisseau de Cic�ron , comme il �tait pr�s
d'aborder, et all�rent se poser aux deux c�t�s de l'antenne. Les uns
croassaient avec grand bruit, les autres frappaient � coup de bec sur les
cordages. Tout le monde regarda ce signe comme tr�s mena�ant. Cic�ron ,
apr�s �tre d�barqu�, entra dans sa maison et se coucha pour prendre du
repos; mais la plupart de ces corbeaux �tant venus se poser sur la fen�tre de
sa chambre jetaient des cris effrayants. Il y en eut un qui, volant sur son lit,
retira avec son bec le pan de la robe dont Cic�ron s'�tait couvert le visage.
A cette vue , ses domestiques se reproch�rent leur l�chet�. �
Attendrons-nous , disaient-ils, d'�tre ici les t�moins du meurtre de notre
ma�tre? et lorsque des animaux m�me, touch�s du sort indigne qu'il �prouve,
viennent � son secours et veillent au soin de ses jours, ne ferons-nous rien
pour
sa conservation? � En disant ces mots , ils le mettent dans une liti�re,
autant par pri�res que par force, et prennent le chemin de la mer.
LXIV. Ils �taient � peine sortis, que les meurtriers arriv�rent: c'�tait un
centurion nomm� H�rennius, et Popilius, tribun de soldats, celui que Cic�ron
avait autrefois d�fendu dans une accusation de parricide. Ils �taient suivis
de quelques satellites. Ayant trouv� les portes ferm�es , ils les
enfonc�rent. Cic�ron ne paraissant pas , et toutes les personnes de la maison
assurant qu'elles ne l'avaient point vu, un jeune homme, nomm� Philologus , que
Cic�ron avait lui-m�me instruit dans les lettres et dans les sciences, et qui
�tait affranchi de son fr�re Quintus, dit au tribun qu'on portait la liti�re
vers la mer, par des all�es couvertes. Popilius, avec quelques soldats, prend
un d�tour et va l'attendre � l'issue des all�es. Cic�ron, ayant entendu la
troupe que menait H�rennius courir pr�cipitamment dans les all�es, fit poser
� terre sa liti�re; et , portant la main gauche � son menton, geste qui lui
�tait ordinaire, il regarda les meurtriers d'un oeil fixe. Ses cheveux
h�riss�s et poudreux , son visage p�le et d�fait par une suite de ses
chagrins, firent peine � la plupart des soldats m�mes , qui se couvrirent le
visage pendant qu'H�rennius l'�gorgeait : il avait mis la t�te hors de la
liti�re et pr�sent� la gorge au meurtrier; il �tait �g� de soixante-quatre
ans. H�rennius, d'apr�s l'ordre qu'avait donn� Antoine, lui coupa la t�te et
les mains avec lesquelles il avait �crit les Philippiques. C'�tait le
nom que Cic�ron avait donn� � ses oraisons contre Antoine; et elles le
conservent encore aujourd'hui.
LXV. Lorsque cette t�te et ces mains furent port�es � Rome, Antoine, qui
tenait les comices pour l'�lection des magistrats, dit tout haut en les voyant
: � Voil� les proscriptions finies. � Il les fit attacher � l'endroit de la
tribune qu'on appelle les rostres : spectacle horrible pour les Romains, qui
croyaient avoir devant les yeux, non le visage de Cic�ron, mais l'image m�me
de l'�me d'Antoine. Cependant , au milieu de tant de cruaut�s, il fit un acte
de justice, en livrant Philologus � Pomponia , femme de Quintus. Cette femme,
se voyant ma�tresse du corps de ce tra�tre, outre plusieurs supplices affreux
qu'elle lui fit souffrir, le for�a de se couper lui-m�me peu � peu les
chairs, de les faire r�tir et de les manger ensuite. C'est du moins le r�cit
de quelques historiens; mais Tiron , l'affranchi de Cic�ron, ne parle pas m�me
de la trahison de Philologus. J'ai entendu dire que plusieurs ann�es apr�s,
C�sar �tant un jour entr� dans l'appartement d'un de ses neveux , ce jeune
homme , qui tenait dans ses mains un ouvrage de Cic�ron, surpris de voir son
oncle, cacha le livre sous sa robe. C�sar, qui s'en aper�ut, prit le livre ,
en lut debout une grande partie et le rendit � ce jeune homme, en lui disant :
� C'�tait un savant homme, mon fils; oui, un savant homme et qui aimait bien
sa patrie. � C�sar, ayant bient�t apr�s enti�rement d�fait Antoine, prit
pour coll�gue au consulat le fils de Cic�ron. Ce fut cette m�me ann�e que
par ordre du s�nat les statues d'Antoine furent abattues, les honneurs dont il
avait joui r�voqu�s; et il fut d�fendu, par un d�cret public, que personne
de cette famille ne port�t le pr�nom de Marcus. C'est ainsi que la vengeance
divine r�serva � la famille de Cic�ron la derni�re punition d'Antoine.