CHAPITRE
PREMIER
De la
pudeur.
EXEMPLES ROMAINS
O toi, le plus puissant
soutien des hommes et des femmes, � pudeur, o� faut-il que je t'adresse ma
pri�re ? Tu habites les foyers de Vesta qu'un culte antique a consacr�s, tu
reposes sur les coussins r�serv�s � Junon qu'on adore au Capitole ; g�nie
tut�laire du palais des C�sars, tu ne cesses de r�sider dans cette auguste
demeure pr�s de la sainte couche nuptiale de la famille Julia, tu prot�ges
l'enfance et les charmes qui la distinguent ; ta puissance respect�e conserve
� la jeunesse toute sa puret� et tout son �clat ; et c'est parce qu'elles
sont sous ta garde que les m�res de famille sont honor�es. Viens donc et
reconnais ici des actes que tu as inspir�s.
1. En t�te des exemples
de pudeur pris parmi les Romains se pr�sente Lucr�ce, dont l'�me virile fut
par une ironie du sort, unie � un corps de femme. Apr�s avoir subi la violence
de Sex. Tarquin, fils du roi Tarquin le Superbe, elle se plaignit avec
v�h�mence, au milieu de ses proches assembl�s, de l'outrage qu'elle venait de
recevoir et elle se frappa d'un poignard qu'elle avait secr�tement apport�
sous sa robe. Sa mort h�ro�que fournit au peuple romain l'occasion de
substituer le pouvoir consulaire � l'autorit� royale. (An de R. 211.)
2. Ainsi Lucr�ce ne put,
apr�s une telle injure, supporter la vie. Virginius, pl�b�ien par la
naissance, mais patricien par les sentiments, pour ne pas laisser sur sa famille
la souillure du d�shonneur, n'h�sita pas � sacrifier son propre sang. Voyant
que le d�cemvir Appius Claudius, fort de toute la puissance que lui donnait sa
dignit�, cherchait par tous les moyens � d�shonorer sa fille, il amena
celle-ci sur le forum et la tua : il aima mieux se faire le meurtrier de sa
fille encore pure que de rester le p�re d'une fille d�shonor�e. (An de R.
304.)
3. Il y eut la m�me
force de caract�re chez le chevalier romain Pontius Aufidianus. Inform� que le
gouverneur de ses enfants avait livr� l'honneur de sa fille � Fannius
Saturninus, il ne se contenta pas de punir du dernier supplice l'esclave
criminel, il fit p�rir encore sa fille. Ainsi, pour n'avoir pas � c�l�brer
un mariage d�shonorant, il fit des fun�railles pr�matur�es.
4. Et P. Maenius, quel
s�v�re gardien de la pudeur ! Il punit de mort un de ses affranchis qu'il
aimait pourtant beaucoup, ayant eu connaissance qu'il avait donn� un baiser �
sa fille d�j� nubile; on pouvait croire cependant que cette faute avait pour
cause moins une passion coupable qu'une simple erreur. Mais il jugea qu'il
importait d'imprimer, par la rigueur du ch�timent, dans le coeur encore tendre
de sa fille les principes de la pudeur : par une punition si s�v�re il lui
apprit � conserver purs et intacts pour un �poux, je ne dis pas seulement sa
virginit�, mais m�me ses baisers.
5. Q. Fabius Maximus
Servilianus qui couronna par l'aust�re fonction de censeur l'exercice de
charges glorieusement remplies, ch�tia son fils suspect de moeurs impures et,
apr�s l'avoir puni, il se punit lui-m�me en se d�robant par une retraite
volontaire aux regards de ses concitoyens. (An de R. 627.)
6. Je trouverais ce
censeur trop s�v�re, si je ne voyais P. Atilius Philiscus qui avait du
prostituer son enfance au profit d'un ma�tre, montrer ensuite comme p�re tant
de rigueur : il tua en effet sa fille pour s'�tre souill�e par un commerce
criminel. En quelle v�n�ration faut-il donc penser que fut la pudeur dans une
r�publique o� nous voyons m�me des gens qui avaient trafiqu� de la d�bauche
se faire avec tant de s�v�rit� les gardiens de cette vertu ?
7. Voici un exemple qui
rappelle � la fois un nom c�l�bre et une action m�morable. M. Claudius
Marcellus, �tant �dile curule, cita devant le peuple C. Scantinius
Capitolinus, l'un des tribuns du peuple, pour avoir sollicit� son fils � une
infamie. Vainement le tribun soutint qu'on ne pouvait le forcer � compara�tre,
sa dignit� le rendant inviolable, et, bien qu'� cette fin il fit appel � la
protection des autres tribuns, le coll�ge des tribuns refusa unanimement
d'arr�ter par son intercession des poursuites engag�es pour attentat aux
moeurs. Ainsi Scantinius fut accus� et condamn� sur le seul t�moignage de
celui qu'il avait t�ch� de corrompre. On sait que le jeune homme amen� � la
tribune y demeura avec obstination les yeux fix�s sur la terre, sans rien dire,
et que rien ne le servit mieux que ce silence pudique pour tirer vengeance du
coupable. (An de R. 527.)
8. M�tellus C�ler se
montra aussi ardent � punir une intention honteuse, en assignant Cn. Sergius
Silus devant le peuple pour avoir offert de l'argent � une m�re de famille et
en le faisant condamner sur cette seule accusation. Car ce qui fut alors soumis
aux juges, ce n'est pas l'acte, mais l'intention, et le seul d�sir de la faute
fit plus pour la condamnation de l'accus� que ne fit pour son excuse le fait de
ne l'avoir pas commise.
9. Voil� un trait de
s�v�rit� de l'assembl�e du peuple ; en voici un du s�nat. T. V�turius,
fils de ce V�turius qui, pendant son consulat, avait �t� livr� aux Samnites
pour avoir fait avec eux un trait� d�shonorant, s'�tait vu r�duit, tr�s
jeune encore, par les malheurs et les �normes dettes de sa famille, �
s'asservir � P. Plotius. Maltrait� par ce ma�tre et battu de verges comme un
esclave pour avoir repouss� ses tentatives criminelles, il porta plainte
aupr�s des consuls. Sur leur rapport le s�nat donna ordre de mettre Plotius en
prison : il voulut que l'honneur d'un Romain, en quelque position qu'il se
trouv�t, f�t � l'abri de toute atteinte. (An de R. 427.)
10. Est-il �tonnant que
telle ait �t� la d�cision unanime du s�nat ? C. Pescennius, l'un des
triumvirs charg�s du criminel, agit de m�me � l'�gard du v�t�ran C.
Cornelius qui avait servi avec la plus grande bravoure et � qui sa valeur avait
quatre fois m�rit� de ses g�n�raux le grade de centurion primipile : le
triumvir le conduisit n�anmoins dans la prison publique pour avoir entretenu un
commerce honteux avec un jeune homme de condition libre. Corn�lius invoqua le
secours des tribuns. Sans nier l'acte immoral qu'on lui reprochait, il se
d�clarait pr�t a prouver que le jeune homme avait fait publiquement et
ouvertement le m�tier de se prostituer. Les tribuns lui refus�rent leur
intercession. Aussi Corn�lius fut-il r�duit � mourir en prison. Les tribuns
ne pens�rent pas que la r�publique d�t reconna�tre � de braves guerriers,
pour prix des p�rils qu'ils couraient loin d'elle, le droit � toutes les
volupt�s qu'offrait la ville.
11. Apr�s le ch�timent
de cet impudique centurion, voici la fin �galement ignominieuse de M. Laetorius
Mergus, tribun de l�gion, que Cominius, tribun du peuple, cita devant les
comices comme pr�venu d'avoir propos� une turpitude � son aide de camp.
Laetorius ne put pas supporter le remords de sa faute : avant le jour du
jugement, il se punit lui-m�me par la fuite et m�me par la mort. Il avait
�puis� tous les moyens de se punir que la nature lui donnait : n�anmoins,
quoique mort, il fut encore condamn� par les suffrages de tout le peuple comme
coupable d'impudicit�. Les enseignes militaires, les aigles sacr�es et
l'aust�re discipline des camps, cette force si puissante pour la conservation
de l'empire romain, le poursuivirent jusqu'aux enfers, pour avoir tent� de
porter atteinte � cette puret� des moeurs dont il aurait d� donner l'exemple.
(Vers 436.)
12. C'est ce sentiment
qui animait C. Marius, alors � la t�te de l'arm�e romaine, lorsqu'il d�clara
que C. Lusius, fils de sa soeur et tribun de l�gion, avait �t� l�gitimement
mis � mort par C. Plotius, pour avoir os� lui faire une proposition inf�me.
(An de R. 649.)
13. Mais �num�rons
aussi rapidement ceux qui pour venger la pudeur outrag�e n'ont �cout� que
leur indignation sans recourir aux moyens l�gaux. Sempronius Musca fit mourir
sous le fouet C. Gellius qu'il avait surpris en adult�re ; C. Memmius assomma
� coups de poings L. Octavius, pris aussi en flagrant d�lit ; d'autres,
surpris dans le m�me crime, comme Carbon Atti�nus par Vibi�nus, Pontius par
P. C�rennius, subirent la castration. Celui qui prit sur le fait Cn. Furius
Brocchus le livra aux outrages de ses esclaves. Tous ces hommes offenses
suivirent l'impulsion de leur col�re et on ne leur en fit pas un crime.
EXEMPLES
�TRANGERS
1. A ces exemples de chez nous ajoutons
des exemples �trangers. Une femme grecque, nomm�e Hippo, prise par un vaisseau
ennemi, se pr�cipita dans la mer pour sauver son honneur au prix de sa vie. Son
corps, pouss� par les flots sur la c�te d'Erythris, y fut inhum� au bord de
la mer dans un tombeau que l'on voit encore aujourd'hui. Le souvenir glorieux de
sa chastet�, transmis � la m�moire des sicles, n'a cess� de grandir de jour
en jour, tant la Gr�ce a exalt� sa vertu par des louanges !
2. Dans ce cas la pudeur a eu une
r�action violente ; dans le suivant elle a agi avec prudence. Lorsque l'arm�e
et les ressources des Gallo-Grecs eurent �t� en partie d�truites, en partie
prises sur le mont Olympe par le consul Cn. Manlius, l'�pouse de leur roi
Orgiagon, femme d'une merveilleuse beaut�, fut forc�e de subir la violence
d'un centurion � la garde duquel elle avait �t� confi�e. Mais, lorsqu'on fut
arriv� � l'endroit o� le centurion avait fait dire � la famille de la
prisonni�re d'apporter sa ran�on, et que, l'attention et les regards fix�s
sur le m�tal qui la repr�sentait, il s'occupait de le peser, elle commanda aux
Gallo-Grecs, dans la langue de sa nation, de tuer cet officier. Ils le tu�rent
en lui tranchant la t�te. Puis, cette t�te � la main, elle vint trouver son
�poux, et, la jetant � ses pieds, lui fit le r�cit de son outrage et de sa
vengeance. Que dire de cette femme, sinon que l'ennemi ne se rendit ma�tre que
de son corps ? On ne put ni vaincre sa volont� ni lui ravir l'honneur. (An de
R. 561.)
3. Les femmes des Teutons demand�rent �
Marius apr�s sa victoire d'�tre attribu�es aux Vestales, en l'assurant
qu'elles vivraient comme elles dans la chastet�. N'ayant pu obtenir cette
faveur, elles se pendirent la nuit suivante. Les cieux ont bien fait de ne point
donner cette �nergie � leurs maris sur le champ de bataille. Car si les
Teutons avaient voulu imiter le courage de leurs femmes, ils auraient fait de
notre victoire un succ�s douteux.
CHAPITRE
II
De la
libert� dans les actions et les paroles.
EXEMPLES ROMAINS
La libert� d'une �me
ardente qui se manifeste autant par les paroles que par les actions n'est pas
sans doute un mouvement que je veuille exciter, mais, s'il na�t de lui-m�me,
je ne saurais le r�primer. Situ�e entre la vertu et le vice, tant qu'elle se
contient dans des limites raisonnables, elle est digne d'�loge ; mais, si elle
va au del�, elle ne m�rite que le bl�me. Aussi flatte-t-elle les oreilles de
la foule plus qu'elle ne pla�t � l'esprit du sage. Car c'est plus souvent �
l'indulgence d'autrui qu'� sa propre circonspection qu'elle doit son salut.
Mais comme notre sujet est la description de la vie humaine sous ses diff�rents
aspects, rappelons, pour tenir notre promesse, des exemples de cette libert�,
sans d'ailleurs en surfaire la valeur.
1. Apr�s la prise de Priverne et
l'ex�cution de ceux qui avaient pouss� cette ville � la r�volte, le s�nat,
soulev� d indignation, d�lib�rait sur le parti � prendre au sujet du reste
des Privernates. Dans cette situation critique il �tait douteux qu'ils eussent
la vie sauve, leur sort d�pendant d'un ennemi � la fois vainqueur et irrit�.
Mais, bien qu'ils ne vissent plus d'autre ressource que les supplications, ils
ne purent oublier qu'ils �taient de naissance libre et de sang italien. Dans
l'assembl�e du s�nat on demanda � leur chef quelle peine ils croyaient avoir
m�rit�e : � Celle, r�pondit-il, que m�ritent les peuples qui s'estiment
dignes de la libert�. � Par ce propos il avait pour ainsi dire rouvert les
hostilit�s et allum� la col�re des s�nateurs d�j� exasp�r�s. Mais le
consul Plautius, favorable � la cause des Privernates, lui fournit un moyen de
retirer cette parole hardie : il lui demanda quelle paix les Romains pourraient
attendre d'eux, si on leur accordait l'impunit�. � Une paix �ternelle
r�pondit-il d'un air plein d'assurance, si vous la faites acceptable ; et peu
durable, si vous la faites rigoureuse.
Ces paroles valurent aux vaincus, avec le
pardon, les droits et les privil�ges de citoyens romains. (An de R. 412.)
2. C'est ainsi qu'un Privernate osa
parler devant le s�nat ; mais le consul L. Philippus ne craignit pas d'user
envers la m�me compagnie d'une libert� excessive. L'accusant de l�chet� du
haut de la tribune, il alla jusqu'� dire qu'il lui fallait un autre s�nat ;
et, loin de regretter cette parole, comme L. Crassus, personnage consid�rable
par son rang et son �loquence, faisait entendre des protestations, il ordonna
de le saisir. Crassus, repoussant le licteur " : Philippus, dit-il, je ne
te reconnais pas pour consul puisque tu ne me reconnais pas non plus pour
s�nateur." (An de R. 662.)
3. Mais quoi ! Cette libert� de langage
laissa-t-elle le peuple � l'abri de ses coups ? Bien s'en faut : elle dirigea
�galement ses attaques contre lui et elle le trouva aussi patient � les
endurer. C. Carbon, tribun du peuple, ce d�fenseur si violent de la faction des
Gracques qui venait d'�tre an�antie, cet agitateur si ardent � exciter le feu
naissant des guerres civiles, alla au-devant de Scipion l'Africain qui revenait
des ruines de Numance dans tout l'�clat de la gloire ; il le prit presque �
l'entr�e de la ville, le conduisit � la tribune et lui demanda son sentiment
sur la mort de Tib. Gracchus, dont il avait �pous� la soeur. Il voulait se
servir de l'influence d'un personnage si illustre pour donner un vaste
accroissement � l'incendie qui venait d'�clater, ne doutant point qu'une si
�troite alliance n'inspir�t � l'Africain des paroles �mouvantes sur la mort
d'un proche parent. Mais Scipion r�pondit que cette mort lui paraissait juste.
A ces mots l'assembl�e, entra�n�e par la passion du tribun, poussa de
violentes clameurs. "Taisez-vous, leur dit-il, vous dont l'Italie n'est
point la m�re." Il s'�leva des murmures. "Vous avez beau faire,
dit-il alors, je ne craindrai jamais, devenus libres, ceux que j'ai amen�s ici
encha�n�s." Deux fois, le peuple entier fut outrageusement r�primand�
par un seul homme et aussit�t - tant est grand le prestige de la vertu ! - il
se tut. Sa r�cente victoire sur Numance, celle de son p�re sur la Mac�doine,
les d�pouilles enlev�es par son a�eul sur Carthage abattue, deux rois, Syphax
et Pers�e, marchant devant son char triomphal avec des cha�nes au cou,
ferm�rent la bouche � tout le peuple assembl�. Et ce silence ne fut pas
l'effet de la crainte ; mais les services des familles Aemilia et Corn�lia
avaient d�livr� Rome et l'Italie de tant d'alarmes que le peuple romain,
devant la parole si libre de Scipion, ne se sentit plus libre. (An de R. 622)
4. Aussi fut-il moins s'�tonner de voir
l'autorit� si consid�rable de Cn. Pomp�e si souvent aux prises avec la
libert�. Mais sa gloire ne fit qu'y gagner, puisqu'en lutte � la licence
d'hommes de toute condition, il sut endurer leurs insultes d'un front calme. Cn.
Pison poursuivait en justice Manilius Crispus et voyait que cet homme
manifestement coupable allait, gr�ce � la faveur de Pomp�e, �chapper � la
condamnation. Emport� par la fougue de la jeunesse et son z�le d'accusateur,
il dirigea contre le d�fenseur si influent de nombreuses et graves accusations.
Pomp�e alors lui demanda pourquoi il ne le mettait pas aussi en cause
lui-m�me. "Donne caution a la r�publique, r�pondit-il, qu'une fois
appel� devant les tribunaux tu ne susciteras pas une guerre civile ; et
aussit�t je ferai convoquer des juges pour demander ta t�te avant celle de
Manilius. Ainsi dans le m�me proc�s il tint t�te � deux adversaires, �
Manilius par son accusation, � Pomp�e par sa libert� de langage. Il eut
raison de l'un par le moyen des lois, de l'autre par un d�fi, seule ressource
qui f�t en son pouvoir. (Vers l'an 696.)
5. Mais y aurait-il une libert� sans
Caton ? Pas plus certes qu'il n'y a de Caton sans libert�. Il si�geait comme
juge dans le proc�s d'un s�nateur coupable de d�lits infamants et poursuivi
comme tel. On produisit une lettre de Cn. Pomp�e contenant l'�loge du pr�venu
et qui n'aurait pas manqu� d'influencer le tribunal en faveur du coupable.
Caton la fit �carter des d�bats en citant la loi qui d�fendait aux s�nateurs
de recourir � de pareils moyens. Cette action n'�tonna point venant d'un homme
de ce caract�re : ce qui chez un autre passerait pour audace, chez Caton
s'appelle simplement assurance. (An de R. 702.)
6. Le consul Cn Lentulus Marcellinus se
plaignait dans l'assembl�e du peuple de la puissance excessive du grand Pomp�e
et le peuple entier l'approuvait � haute voix. "Applaudissez, Romains,
applaudissez bien fort, tandis que cela vous est encore permis ; bient�t vous
ne pourrez plus le faire impun�ment." On �branla ainsi la puissance d'un
citoyen �minent, tant�t par des accusations tendant � le rendre odieux,
tant�t par des g�missements et des plaintes sur le sort de la r�publique. (An
de R. 697.)
7. Un jour Pomp�e avait une jambe
envelopp�e d'une bande blanche. "Qu'importe, dit Favonius � ce sujet, sur
quelle partie du corps on porte le diad�me ?" Par cette raillerie �
propos d'une petite bande d'�toffe, il lui reprochait d'usurper le pouvoir
royal. Mais Pomp�e ne changea point de visage : il �vita le double risque de
para�tre, en manifestant de la joie, avouer volontiers un tel pouvoir, ou
d'avoir l'air, en prenant un visage s�v�re, de l'exercer d�j�. Cette
patience enhardit aussi contre lui des hommes d'une fortune et d'un rang bien
inf�rieurs. Il suffira de citer deux exemples pris dans ce nombre. (An de R.
699.)
8. Helvius Mancia de Formies, fils d'un
affranchi, d�j� dans une extr�me vieillesse, accusait L. Libon devant les
censeurs. (An 698.) Au cours des d�bats, le grand Pomp�e, lui reprochant la
bassesse de sa naissance et son �ge, lui dit qu'il �tait sans doute revenu des
enfers pour porter cette accusation. "En effet, Pomp�e, r�pliqua-t-il, tu
dis vrai : je viens de chez les morts et j'en viens pour accuser L. Libon. Mais,
pendant mon s�jour l�-bas, j'ai vu Cm Domitius Ahenobarbus, tout sanglant, se
plaindre am�rement que, malgr� sa haute naissance, malgr� une vie
irr�prochable, malgr� son attachement � sa patrie, tu l'eusses fait
assassiner � la fleur de l'�ge. (An 672.) J'ai vu M. Brutus, personnage d'une
�gale illustration, le corps perc� de coups, imputer sa mort � ta perfidie et
� ta cruaut�. (An 676.) J'ai vu Cn. Carbon, ce d�fenseur si ardent de ton
enfance et de ton h�ritage paternel, charg� de cha�nes par ton ordre dans son
troisi�me consulat, rappeler avec indignation qu'au m�pris de toute justice,
malgr� la haute magistrature dont il �tait rev�tu, toi, simple chevalier
romain, tu l'avais fait massacrer. (An 671.) J'ai vu Perpenna, un ancien
pr�teur, dans le m�me �tat maudire ta cruaut� par des impr�cations
pareilles. (An 681.) J'ai vu ces malheureux tous �galement indign�s d'avoir
�t� mis � mort sans jugement, d'avoir trouv� en toi, si jeune encore, leur
bourreau." Ces souvenirs des guerres civiles, ces plaies si larges, mais
depuis longtemps ferm�es et cicatris�es, un simple habitant d'un municipe, qui
se sentait encore de l'esclavage de son p�re, un homme d'une audace effr�n�e,
d'un orgueil intol�rable, se permettait de les raviver, et cette libert�
demeura impunie. Ainsi c'�tait � la fois un acte de grand courage et un acte
sans p�ril, que d'outrager en paroles le grand Pomp�e. Mais je ne saurais me
r�pandre en plaintes sur ce sujet en pensant � la condition bien plus basse du
personnage que je vais citer.
9. L'auteur tragique Diphile, jouant aux
jeux Apollinaires, en vint, au cours de l'action, au vers qui contenait la
pens�e suivante : "Ce sont nos malheurs qui l'ont fait grand." Il
pronon�a ce vers les mains �tendues vers le grand Pomp�e. Le peuple le lui
redemanda plusieurs fois. Diphile le r�p�ta sans h�siter, sans se lasser,
poursuivant de son geste ce grand homme coupable de d�tenir un pouvoir excessif
et intol�rable. Il rendit avec la m�me audace cet autre endroit : "Un
temps viendra o� ces exploits fameux vous causeront des regrets."
10. L'�me de M. Castricius �tait aussi
tout embras�e du feu de la libert�. �tant premier magistrat de Plaisance, il
re�ut du consul Cn. Carbon l'injonction de d�cider par un d�cret que les
habitants de cette ville lui donneraient des otages ; mais il ne voulut ni se
soumettre � l'autorit� supr�me du consul, ni fl�chir devant les grandes
forces dont il disposait ; et m�me, le consul lui faisant observer qu'il avait
bien des �p�es, il osa r�pondre : "Et moi, bien des ann�es." Tant
de l�gions demeur�rent frapp�es de stupeur � la vue d'un tel reste
d'�nergie dans un vieillard ; et comme Carbon ne voyait qu'une bien faible
vengeance � lui �ter le peu de jours qui lui restaient � vivre, son courroux
tomba de lui-m�me. (An de R. 669.)
11. Serv. Galba fut d'une singuli�re
audace dans la demande qu'il fit au divin Jules, d�j� victorieux de tous ses
ennemis, un jour que celui-ci rendait la justice sur le forum : il osa
s'adresser � lui en ces termes : "C. Jules C�sar, je me suis rendu
caution pour le grand Pomp�e, autrefois ton gendre, alors consul pour la
troisi�me fois, d'une somme d'argent que l'on me r�clame aujourd'hui. Que
faut-il faire ? Dois-je payer ?" En lui reprochant ainsi en public et
ouvertement la vente des biens de Pomp�e, il m�ritait d'�tre chass� du
tribunal. Mais ce h�ros au grand coeur, qui �tait plus que la bont�, fit
acquitter sur son tr�sor particulier la dette de Pomp�e. (Vers l'an 708.)
12. Et Cascellius, cet illustre
jurisconsulte, � quel danger ne s'exposa-t-il pas par une opini�tre
r�sistance ? Il n'y eut ni influence ni autorit� qui p�t le d�terminer
r�diger une formule pour r�gulariser quelqu'une des largesses faites par les
triumvirs. En manifestant ainsi son sentiment, il mettait hors la loi toutes les
faveurs accord�es par les vainqueurs. (Vers 711.)
Le m�me Cascellius parlait fort
librement de la position critique de C�sar et ses amis l'invitaient � se taire
sur ce sujet. "Il est deux choses, r�pondit-il, que les hommes regardent
comme tr�s f�cheuses, mais qui me mettent � l'aise : c'est d'�tre vieux et
sans enfants."
EXEMPLES
�TRANGERS
1. Parmi de si grands hommes vient se
m�ler ici une femme �trang�re. Philippe, roi de Mac�doine, qui �tait � ce
moment-l� en �tat d'ivresse, l'avait condamn�e injustement. Elle r�clama
avec des cris contre le jugement. Philippe lui demandant � qui elle en appelait
: "A Philippe, r�pondit-elle, mais � Philippe � jeun". Ces
protestations dissip�rent les fum�es du vin. Le roi revint de l'ivresse � la
raison et un examen plus attentif de l'affaire lui fit porter une sentence plus
�quitable. Ainsi cette femme arracha une justice qu'elle n'avait d'abord pu
obtenir ; la libert� de ses paroles lui fut de plus de secours que son
innocence.
2. Mais voici une libert� de langage
o�, avec du courage, il y a aussi de l'esprit. Tandis que tous les Syracusains
faisaient des voeux ardents pour la mort de Denys le tyran � cause de la
duret� de son caract�re et des traitements insupportables qu'il leur faisait
subir, seule une tr�s vieille femme priait les dieux tous les matins de
conserver la vie du prince et de la prolonger au del� de la sienne. Denys en
eut connaissance. Surpris d'une affection � laquelle il n'avait pas droit, il
fit venir cette femme et lui demanda le motif de cette pri�re et par quel
bienfait il avait pu la m�riter. "J'ai, dit-elle, une raison bien
particuli�re d'agir ainsi. Quand j'�tais jeune, nous avions un tyran
redoutable et je d�sirais d'en �tre d�barrass�e. Il fut tu� ; mais un autre
plus terrible encore s'empara de la citadelle. Je regardais encore comme un
grand bonheur de voir finir sa domination. Tu es devenu notre troisi�me ma�tre
et nous t'avons trouv� plus dur que les deux premiers. C'est pourquoi, dans la
crainte que ta mort n'am�ne � ta place un successeur encore pire, j'offre ma
vie aux dieux pour ta conservation." Denys eut honte de punir une audace
aussi plaisante.
3. Entre ces deux femmes et Th�odorus de
Cyr�ne leur hardiesse commune aurait pu former un lien �troit : son courage
fut �gal au leur, mais son succ�s diff�rent. Le roi Lysimaque le mena�ait de
la mort. "Vraiment, lui dit-il, c'est pour toi un magnifique avantage
d'avoir acquis la vertu d'une cantharide." Piqu� de ce propos, le roi
commanda de le mettre en croix. "Une croix, dit Th�odorus, peut faire
trembler tes courtisans ; quant � moi, peu m'importe de pourrir en terre ou en
l'air."
CHAPITRE
III
De la
S�v�rit�
EXEMPLES ROMAINS
Il faut armer son �me de fermet�, au
r�cit des actes d'une s�v�rit� terrible et attristante, afin qu'elle puisse,
en �cartant toute pens�e compatissante, pr�ter attention � des faits
p�nibles � entendre. Alors pourront se pr�senter � notre esprit les
r�pressions rigoureuses et impitoyables et les diverses sortes de ch�timents :
elles sont, il est vrai, d'utiles soutiens des lois, mais elles ne devraient
point trouver place dans un ouvrage qui s'inspire de sentiments paisibles et
calmes.
1 a. M. Manlius fut pr�cipit� de ce
m�me rocher d'o� il avait repouss� les Gaulois, pour avoir form� une
entreprise criminelle contre la libert� apr�s l'avoir vaillamment d�fendue.
Cette juste punition fut sans doute ainsi motiv�e : "Tu �tais Manlius �
mes yeux lorsque tu pr�cipitais les S�nonais du haut du Capitole ; mais, du
moment que tu t'es mis � les imiter, tu n'es plus qu'un S�nonais." Son
ch�timent comportait en outre une fl�trissure pour toujours. C'est en effet �
cause de lui qu'une loi d�fendit � tout patricien d'habiter la hauteur de la
citadelle ou du Capitole : car Manlius avait eu sa maison � l'endroit o� nous
voyons aujourd'hui le temple de Junon Moneta. (An de R. 370.)
1 b. Pareille indignation �clata dans
Rome contre Spurius Cassius. Le seul soup�on d'avoir aspir� � la
souverainet� lui fit plus de tort que trois glorieux consulats et deux
magnifiques triomphes ne lui avaient valu d'avantages. En effet, le s�nat et le
peuple romain, non contents de lui infliger la peine capitale, ajout�rent �
son supplice la destruction de sa maison afin de le punir encore par la ruine de
ses p�nates. Sur cet emplacement on �leva un temple � la Terre. Ainsi ce qui
avait �t� la demeure d'un homme d'une ambition sans mesure est aujourd'hui un
monument qui rappelle la sainte s�v�rit� des dieux.
1 c. Pour la m�me entreprise criminelle
Sp. Maelius re�ut de la patrie la m�me punition. Et pour mieux faire
conna�tre � la post�rit� son juste ch�timent, on nomma l'emplacement de sa
maison Aequimelium (place de Maelius). (An 315.) La haine si vive que les
anciens avaient naturellement � l'�gard des ennemis de la libert� se
manifestait par la destruction des murs et des toits o� les coupables avaient
v�cu. Aussi apr�s avoir massacr� M. Flaccus et L. Saturninus, les plus
s�ditieux des citoyens, on renversa leurs maisons de fond en comble. (Ans 632,
653.) Quant � la place occup�e par celle de Flaccus, apr�s �tre rest�e
longtemps vide en souvenir de son ch�timent, elle fut orn�e des d�pouilles
des Cimbres par Q. Catulus.
1 d. Tib. et C. Gracchus exerc�rent dans
notre cit� une grande influence par leur haute noblesse et par les vastes
esp�rances qu'ils faisaient concevoir. Mais, parce qu'ils avaient tent�
d'�branler la constitution de l'�tat, leurs cadavres rest�rent sans
s�pulture ; et les derniers honneurs qu'on rend � la nature humaine furent
refus�s aux fils de Sempronius Gracchus, aux petits-fils du premier Scipion
l'Africain. Bien plus, pour �ter � tout citoyen l'id�e de se faire l'ami des
ennemis de la r�publique, tous leurs intimes furent pr�cipit�s du lieu des
ex�cutions. (Ans 620, 632.)
2. P. Mucius, tribun du peuple, crut
avoir contre les mauvais citoyens le m�me droit que le s�nat et le peuple
romain. Il fit en effet br�ler ses coll�gues qui, � l'instigation de Spurius
Cassius, avaient, en emp�chant le renouvellement des magistrats, mis en p�ril
la libert� politique. Rien assur�ment de plus hardi que cette s�v�rit� ; un
seul tribun osa faire subir � ses neuf coll�gues une peine que les neuf
tribuns ensemble auraient trembl� d'infliger � un seul. (An de R. 268.)
3. Jusqu'ici c'est � maintenir et �
venger la libert� que la s�v�rit� s'est employ�e ; mais elle a aussi
soutenu avec non moins de fermet� l'honneur et la discipline de l'�tat. Le
s�nat en effet livra M. Claudius aux Corses pour avoir fait avec eux une paix
honteuse ; et, comme les ennemis refus�rent de le recevoir, il le fit mettre �
mort dans la prison publique. Pour une seule offense � la majest� de l'empire,
que de mesures violentes et quel acharnement dans la punition ! Le s�nat annula
le trait� conclu par Claudius, le priva de la libert�, lui �ta la vie et lui
infligea, pour le d�shonorer, l'ignominie de la prison et l'abominable
fl�trissure des g�monies. (An de R. 517.)
Celui-l� du moins avait m�rit� les
rigueurs du s�nat ; mais Cn. Corn�lius Scipion, fils d'Hispalus, les �prouva
avant d'avoir pu les m�riter. Le sort lui avait attribu� le gouvernement de
l'Espagne ; mais le s�nat lui d�fendit de se rendre dans sa province, en
donnant pour motif de cette d�fense qu'il �tait incapable de bien faire. Ainsi
Corn�lius, � cause de sa conduite honteuse et sans avoir exerc� aucune
fonction de gouverneur, se vit condamn� presque comme concussionnaire. (An de
R. 644.)
C. Vetti�nus, qui s'�tait coup� les
doigts de la main gauche pour �viter de servir dans la guerre d'Italie,
n'�chappa point non plus � la s�v�rit� du s�nat. Il pronon�a en effet
contre lui, avec la confiscation de ses biens, la peine de la prison
perp�tuelle, le r�duisant ainsi � consumer ignominieusement dans les fers une
vie qu'il n'avait pas voulu sacrifier avec honneur sur un champ de bataille. (An
de R. 663.)
4. Cette s�v�rit� trouva un imitateur
dans le consul M. Curius. Oblig� d'ordonner subitement une lev�e de soldats et
ne voyant aucun des jeunes gens r�pondre � son appel, il jeta dans une urne
les noms de toutes les tribus. Celui de la tribu Pollia sortit le premier et,
dans cette tribu, le premier nom qui fut extrait de l'urne fut proclam� par son
ordre. Le jeune homme appel� ne r�pondant pas, le consul mit � l'encan ses
biens. Mais celui-ci, d�s qu'il fut averti, courut au tribunal du consul et en
appela au coll�ge des tribuns. Alors Curius, apr�s avoir d�clar� que la
r�publique n'avait pas besoin d'un citoyen qui ne savait pas ob�ir, vendit ses
biens et sa personne. (An de R. 478.)
5. L. Domitius fut tout aussi ferme dans
sa r�solution. Lorsqu'il gouvernait la Sicile en qualit� de pr�teur, on lui
apporta un sanglier d'une grosseur extraordinaire. Il se fit amener le berger
qui l'avait tu� de sa main et lui demanda comment il avait abattu un tel
animal. Le pr�teur, ayant appris qu'il s'�tait servi d'un �pieu, le fit
mettre en croix, parce que lui-m�me, pour d�livrer la province des brigandages
auxquelles elle �tait en proie, avait d�fendu par un �dit de porter aucune
arme offensive. On pourrait dire de cette mesure qu'elle confine � la cruaut�
autant qu'� la s�v�rit�, car en bien raisonnant on peut la ramener � l'une
de ces dispositions aussi bien qu'� I'autre ; mais la raison d'�tat ne permet
point de penser que le pr�teur fut trop dur. (An de R. 655.)
6. C'est ainsi que la s�v�rit� a
d�ploy� son �nergie en punissant des hommes ; mais elle ne s'est pas montr�e
moins prompte � ch�tier des femmes. Horace, apr�s avoir � lui seul vaincu
les trois Curiaces et, en vertu du trait�, tous les Albains, revenait chez lui
de ce combat glorieux, lorsqu'il vit sa jeune soeur pleurer la mort du Curiace
qui �tait son fianc� avec des d�monstrations de douleur plus vives qu'il ne
convenait � son �ge. Alors, de la m�me �p�e qui avait si bien servi
l'�tat, il la mit � mort, regardant ces larmes vers�es pour un amour
pr�matur� comme un manque de pudeur. Poursuivi pour cette action devant le
peuple, il fut d�fendu par son p�re. Ainsi, pour ce trop vif attachement d'une
jeune fille � la m�moire de son fianc� on voit son fr�re s�vir contre elle
sans piti� et son p�re, avec la m�me duret�, approuver son ch�timent. (An
de R. 87.)
7. Une s�v�rit� semblable animait le
s�nat plus tard, lorsqu'il chargea les consuls Sp. Postumius Albinus et Q.
Marcius Philippus d'ouvrir une enqu�te sur les femmes qui avaient eu une
conduite criminelle dans les f�tes de Bacchus. Ils en condamn�rent un grand
nombre qui furent toutes ex�cut�es par leurs parents � l'int�rieur de leurs
maisons. Le d�shonneur qui s'�tendait sur Rome comme une large tache fut lav�
par la rigueur du supplice ; car autant l'inf�me conduite de ces femmes avait
imprim� de honte � notre r�publique, autant la s�v�rit� de leur punition
lui fit d'honneur. (An de R. 568.)
8. Publicia et Licinia qui
empoisonn�rent, l'une le consul Postumius Albinus, l'autre Claudius Asellus,
leurs maris, furent �trangl�es par ordre de leurs parents. Des hommes d'une
nature si s�v�re ne crurent pas devoir attendre, pour un crime si manifeste,
la fin d'une longue enqu�te officielle. Innocentes, ils les auraient d�fendues
; coupables, ils furent prompts � les punir (An de R. 599.)
9. C'est un grand crime qui avait pouss�
� la r�pression la s�v�rit� de ces hommes. Celle d'Egnatius M�c�nius fut
excit�e par un motif bien moins grave : il fit en effet mourir son �pouse sous
les coups de b�ton pour avoir bu du vin. Ce meurtre ne donna lieu � aucune
accusation ; il n'y eut m�me personne pour le bl�mer. Chacun pensait qu'elle
avait justement expi� par une punition exemplaire un manquement aux r�gles de
la sobri�t�. Il est vrai que toute femme qui aime � l'exc�s l'usage du vin,
ferme son coeur � toutes les vertus et l'ouvre � tous les vices.
10. C. Sulpicius Gallus aussi �tait un
�poux d'une s�v�rit� terrible. Il r�pudia en effet sa femme, ayant appris
qu'elle s'�tait montr�e en public le visage d�couvert : sentence rigoureuse,
mais n�anmoins assez d�fendable. "Selon les prescriptions de la loi, lui
dit-il, mes yeux seuls doivent �tre juges de ta beaut�. C'est pour eux que tu
dois te parer, pour eux que tu dois �tre belle. Ne r�v�le qu'� eux le secret
de tes charmes. Tout autre regard qu'attire sur toi une coquetterie d�plac�e
ne peut �tre que suspect et coupable."
11. C'est au m�me sentiment qu'ob�it Q.
Antistius V�tus en r�pudiant sa femme pour l'avoir vue s'entretenir en
particulier dans la rue avec une affranchie de mauvaises moeurs. Il s'�mut, non
pas de voir le crime consomm�, mais d'assister en quelque sorte � sa naissance
et � ses premiers progr�s et sa vengeance devan�a la faute ; il aima mieux se
garantir de l'outrage que d'avoir � le punir.
12. Il faut joindre � ces exemples ceux
de P. Sempronius Sophus, qui infligea � sa femme la fl�trissure du divorce,
simplement pour avoir os� assister aux jeux publics � son insu. Ainsi donc
jadis c'est par des mesures pr�ventives que l'on �loignait de l'esprit des
femmes la pens�e du vice.
EXEMPLES
�TRANGERS
Quoique Rome puisse fournir des exemples
de s�v�rit� � tout l'univers, n�anmoins, une connaissance sommaire des
exemples �trangers ne saurait d�plaire. Les Lac�d�moniens proscrivirent de
leur ville les livres d'Archiloque, parce qu'ils en regardaient la lecture comme
peu conforme � la d�cence et � la pudeur. Ils ne voulurent pas laisser l'�me
de leurs enfants se nourrir d'une telle po�sie, de crainte qu'elle ne f�t plus
de mal � leur coeur que de bien � leur esprit. Ainsi le premier, ou du moins
le second des po�tes, pour avoir d�chir� par des satires obsc�nes une
famille qui lui �tait odieuse, se vit punir par la proscription de ses vers.
(Av. J.-C. 687.)
2. Les Ath�niens inflig�rent la peine
capitale � Timgoras qui, en saluant le roi Darius, s'�tait prostern� devant
lui � la mani�re des Perses. Ils s'indign�rent que la basse flatterie d'un
seul de leurs concitoyens humili�t l'honneur de toute leur r�publique devant
la souverainet� persane. (Av. J.-C. 528.)
3. Cambyse montra une s�v�rit� sans
exemple, lorsque ayant fait �corcher un juge malhonn�te et couvrir un si�ge
de sa peau, il y fit asseoir le fils du coupable pour juger � son tour. Roi et
barbare tout ensemble, par ce ch�timent atroce et inou� il se proposa
d'emp�cher qu'aucun juge � l'avenir ne se laiss�t corrompre.
CHAPITRE
IV
De
l'�nergie dans les paroles et dans les actions.
EXEMPLES ROMAINS
Les hommes illustres doivent aussi la
meilleure part de leur gloire � l'�nergie de ces paroles et de ces actions que
l histoire a fid�lement retenues et conserve � jamais. A cette source
abondante puisons sans trop de parcimonie ni non plus sans mesure, de mani�re
� satisfaire la curiosit�, en �vitant la sati�t�.
1. Notre cit� venait d'�tre frapp�e
par le d�sastre de Cannes et le salut de la r�publique �tait suspendu, comme
par un fil t�nu, � la fid�lit� des alli�s. Pour affermir chez eux la
volont� de d�fendre l'empire romain, la plupart des s�nateurs �taient d'avis
d'admettre dans l'ordre s�natorial les chefs des Latins ; Annius le Campanien
soutenait m�me que l'un des deux consuls devait �tre �lu � Capoue : tels
�taient l'�puisement et la faiblesse de l'empire romain. Alors Manlius
Torquatus, fils de celui qui avait d�fait les Latins dans une m�morable
bataille pr�s du V�s�ris, d�clara bien haut qu'il tuerait sur-le-champ le
premier des alli�s qui oserait dire son avis dans le s�nat. Cette menace d'un
seul homme rendit au courage affaibli des Romains son ancienne ardeur et
emp�cha l'Italie de se soulever pour partager avec nous les droits de citoyen.
Comme elle avait succomb� sous les armes du p�re, elle recula vaincue par les
paroles du fils. (An de R. 414.)
La m�me �nergie se rencontra aussi chez
un autre Manlius. Comme le peuple unanime lui d�f�rait le consulat et qu'il
refusait cet honneur en invoquant le mauvais �tat de ses yeux, tous les
citoyens continuaient leurs instances. "Romains, dit-il, cherchez quelqu'un
� qui confier cette magistrature ; car si vous me forcez � la remplir, nous ne
pourrons r�ciproquement endurer, moi vos moeurs, vous mon autorit�." D'un
simple particulier, ce langage �tait d�j� difficile � supporter ; qu'aurait
donc �t� le poids de son autorit�, une fois arm� des faisceaux consulaires ?
(An de R. 544.)
2. Scipion Emilien n'�tait pas moins dur
dans ses paroles soit au s�nat, soit dans l'assembl�e du peuple. Partageant la
censure avec Mummius, personnage d'une grande naissance, mais de moeurs
eff�min�es, il dit � la tribune que sa gestion aurait en tout r�pondu � la
majest� de la r�publique, si ses concitoyens lui eussent donn� un coll�gue
ou ne lui en eussent point donn�. (An de R. 611.)
Le m�me Scipion Emilien �tait t�moin
de la rivalit� des deux consuls Serv. Sulp. Galba et Aur�lius Cotta qui se
disputaient dans le s�nat l'honneur d'�tre envoy� en Espagne contre Viriathe.
Les s�nateurs, tr�s partag�s sur ce point, se demandaient dans quel sens il
se prononcerait. "Mon avis, dit-il, est de n'y envoyer ni l'un ni l'autre,
parce que l'un n'a rien et que rien ne suffit � l'autre." Il regardait la
pauvret� et la cupidit� comme des conseillers �galement mauvais dans
l'exercice d'un pouvoir sans frein. Ce mot emp�cha qu'aucun des deux consuls
f�t envoy� dans cette province. (An de R. 609.)
3. C. Popilius fut d�put� par le s�nat
aupr�s d'Antiochus pour l'inviter � cesser la guerre qu'il faisait �
PtoI�m�e. A son arriv�e, Antiochus, avec empressement et d'un air d'amiti�,
lui tendit la main. Mais Popilius refusa de lui tendre la sienne et lui remit la
lettre qui contenait le d�cret du s�nat. Lorsque Antiochus en eut pris
connaissance, il dit qu'il en conf�rerait avec ses amis. Popilius, indign� de
se voir opposer un d�lai, tra�a sur la terre avec une baguette une ligne
autour de la place occup�e par le roi. "Avant de sortir de ce cercle,
dit-il, donnez-moi une r�ponse � rapporter au s�nat." On aurait cru
voir, non pas un ambassadeur parlant au roi, mais le s�nat lui-m�me mis en sa
pr�sence. Aussit�t Antiochus d�clara que Ptol�m�e n'aurait plus � se
plaindre de lui, et ce fut alors seulement que Popilius accepta de prendre sa
main comme celle d'un alli�. Combien est puissante cette �nergie tranchante
dans le caract�re et le langage ! Dans le m�me instant elle fit trembler la
Syrie et prot�gea l'Egypte. (An de R. 585.)
4. Chez P. Rutilius, je ne sais ce que je
dois appr�cier davantage, de ses paroles ou de ses actes, car dans les unes et
dans les autres il y a une vigueur admirable. Comme il r�sistait � une demande
injuste d'un de ses amis, celui-ci lui dit dans un violent mouvement de col�re
: "Qu'ai-je � faire de ton amiti�, si tu ne fais pas ce que je te demande
?" - "Et moi, r�pliqua Rutilius, qu'ai-je � faire de la tienne, s'il
faut que pour toi je fasse une action contraire � l'honneur ? "Cette
parole n'est point d�mentie par sa conduite dans les circonstances suivantes.
Traduit en justice pour des rivalit�s de classes plut�t que pour une faute
personnelle, il ne prit point des v�tements mis�rables, il ne quitta pas les
marques distinctives du s�nateur, il ne tendit point les mains vers ses juges
en se tra�nant � leurs genoux, il ne pronon�a pas une parole indigne de
l'�clat de son pass� ; enfin il fit voir que le p�ril, loin d'�tre l'�cueil
de son �nergie, n'�tait qu'une �preuve qui la confirmait. En outre, quoique
la victoire de Sylla lui donn�t le moyen de rentrer dans sa patrie, il resta en
exil pour ne rien faire de contraire aux lois. Aussi le surnom d'Heureux
serait-il mieux justifi� par le caract�re d'un personnage si digne que par les
victoires d'un ambitieux effr�n� : Sylla le prit par la force, Rutilius le
m�rita. (An de R. 660.)
5. M. Brutus, assassin de ses propres
vertus plus encore que du p�re de la patrie (car d'un seul coup il les
an�antit comme dans un ab�me et voua son nom et sa m�moire � une
mal�diction �ternelle), Brutus, au moment de livrer la derni�re bataille,
r�pondit � quelques officiers qui lui d�conseillaient de l'engager :
"C'est avec confiance que je vais au combat : car d�s aujourd'hui, ou tout
ira bien, ou je n'aurai plus d'inqui�tude." Il s'�tait persuad� sans
doute qu'il ne pouvait ni vivre sans la victoire ni mourir sans trouver dans la
mort le repos."
EXEMPLES
�TRANGERS
1. Le nom de Brutus m'am�ne � rappeler
une r�ponse �nergique qui fut faite � D. Brutus en Espagne. La Lusitanie
presque enti�re s'�tait livr�e � sa discr�tion et seule de ce pays la ville
de Cinginia persistait � r�sister. Il essaya de l'amener � se racheter par
une ran�on. Mais les assi�g�s r�pondirent presque unanimement aux d�put�s
de Brutus que leurs a�eux leur avaient laiss� du fer pour d�fendre leur
ville, mais non pas de l'or pour acheter leur libert� d'un g�n�ral cupide.
Certes il e�t �t� plus honorable pour des Romains de tenir un pareil langage
que de l'entendre. (An de R. 617.)
2. Ce peuple s'�leva � une telle
noblesse de sentiments sans autre guide que la nature. Socrate au contraire
�tait le plus grand repr�sentant de la science grecque. Pendant son proc�s
devant le tribunal d'Ath�nes, Lysias, �tait venu lui lire un plaidoyer qu'il
avait compos� pour sa d�fense et dans lequel il lui faisait tenir un langage
humble, suppliant, propre � conjurer l'orage qui mena�ait sa t�te. "Je
t'en prie, lui dit Socrate, remporte ce discours. Car si je pouvais me r�soudre
� le prononcer, f�t-ce dans les solitudes les plus recul�es de la Scythie,
alors je me reconna�trais moi-m�me digne de mort." Il m�prisa la vie
pour ne pas manquer de dignit� : il aima mieux mourir en Socrate que de
continuer � vivre en Lysias. (Av. J.-C. 399.)
3. Alexandre, aussi grand dans la guerre
que Socrate dans la sagesse, fit dans les circonstances suivantes une belle
r�ponse. Darius, apr�s avoir �prouv� dans deux batailles la valeur de ce
prince, lui offrait toute la partie de son royaume en de�� du mont Taurus,
avec la main de sa fille et un million de talents. " Si j'�tais Alexandre,
lui dit Parm�nion, j'accepterais cette proposition."
- "Et moi aussi, r�pondit le roi,
si j'�tais Parm�nion." Parole qui ne d�mentait pas les deux victoires
pr�c�dentes, et qui m�ritait, comme il advint, d'�tre suivie d'une
troisi�me. (Av. J.-C. 331.)
4. Voil� le langage qui convient � la
grandeur d'�me et au succ�s. Celui que tinrent au p�re d'Alexandre les
d�put�s de Lac�d�mone pour lui repr�senter la d�plorable extr�mit� o�
il r�duisait leur courage, est plus admirable que digne d'envie. Comme il
imposait � leur r�publique des charges insupportables, ils d�clar�rent que
s'il persistait � leur prescrire des conditions plus dures que la mort, ils
aimeraient mieux mourir. (Av.J.-C. 352.)
5. On voit encore beaucoup de dignit�
dans ce mot d'un Spartiate. Malgr� une grande r�putation et une haute vertu,
il fut comme candidat � une magistrature battu par un concurrent. Il se
d�clara tr�s heureux de voir que sa patrie avait des citoyens meilleurs que
lui. Un tel mot rendit son �chec aussi glorieux que la magistrature m�me.
CHAPITRE
V
De la
justice.
EXEMPLES ROMAINS
Il est temps d'entrer aussi dans
l'auguste sanctuaire de la justice o� l'�quit� et l'honn�tet� sont toujours
l'objet d'un hommage religieux, o� r�gne le respect, o� la passion c�de la
raison, o� l'on ne regarde comme utile rien de ce qui peut para�tre
malhonn�te. Le plus remarquable et le plus s�r mod�le de cette vertu, entre
toutes les nations, c'est notre r�publique.
1. Camille, �tant consul, faisait le
si�ge de Fal�rie. Un ma�tre d'�cole mena hors de la ville, sous pr�texte de
promenade, un grand nombre d'enfants des plus nobles familles et les conduisit
dans le camp des Romains. La prise de ces enfants devait sans aucun doute mettre
fin � l'opini�tre r�sistance des Falisques et les amener � se soumettre �
notre g�n�ral. Mais le s�nat fut d'avis de renvoyer ces enfants dans leur
patrie et de leur livrer leur ma�tre, les mains li�es, pour l'emmener en le
frappant � coups de verges. Cet acte de justice conquit les coeurs de ce peuple
dont on ne pouvait forcer les murailles en effet vaincus plut�t par la
g�n�rosit� que par les armes, les Falisques ouvrirent leurs portes aux
Romains. (An de R. 308.)
Cette m�me ville se r�volta plusieurs
fois, mais essuya toujours des d�faites et se vit enfin r�duite � se rendre
au consul Q. Lutatius. Le peuple romain voulait s�vir contre elle, mais lorsque
Papirius, qui avait par ordre du consul r�dig� la capitulation, lui eut fait
observer que Fal�rie s'�tait livr�e, non � la puissance, mais � la bonne
foi des Romains, il se calma, oublia tout son ressentiment et, pour rester
fid�le � ses sentiments de justice, r�sista �galement � la violence de la
haine, ordinairement si difficile � r�primer, et � l'entra�nement de la
victoire, qui porte toujours si facilement � des exc�s. (An de R. 512.)
P. Claudius, dans une exp�dition qu'il
commandait, avait fait prisonniers les habitants d'Am�rie et les avait vendus
� l'encan. Le peuple voyait bien par l� son tr�sor enrichi et son territoire
augment� de terres nouvelles. N�anmoins, comme le g�n�ral lui semblait avoir
un peu manqu� de loyaut� dans cette op�ration, il fit soigneusement
rechercher et racheter les Am�riniens, leur assigna un emplacement destin� �
leur habitation sur le mont Aventin et leur rendit leurs propri�t�s. Il leur
donna m�me de l'argent pour b�tir, non seulement des cabanes, mais des
sanctuaires et pour faire des sacrifices aux dieux. Son attachement si manifeste
aux principes de la justice donna lieu aux Am�riniens de se f�liciter de leur
chute, puisque leur ruine avait �t� suivie de leur renaissance. (An de R.
485.)
Ce que j'ai racont� jusqu'ici n'a �t�
connu que dans nos murs et dans les contr�es voisines ; mais la connaissance du
fait suivant s'est r�pandue dans le monde entier. Timochar�s d'Ambracie offrit
au consul Fabricius d'employer son fils, �chanson de Pyrrhus, � empoisonner ce
prince. Le s�nat, inform� de cette proposition, envoya des d�put�s �
Pyrrhus, pour l'engager � redoubler ,de pr�cautions contre ces sortes
d'attentats. Il n'oubliait pas qu'une ville fond�e par le fils de Mars devait
faire la guerre avec les armes, non avec le poison. Mais il ne pronon�a pas le
nom de Timochares en s'attachant � �tre juste envers l'un et l'autre. Il ne
voulut ni supprimer ennemi par un moyen violent et malhonn�te, ni trahir un
homme qui avait eu l'intention de rendre service � la r�publique. (An de R.
475.)
2. Le plus haut sentiment de justice
s'est aussi fait voir dans la m�me circonstance chez quatre tribuns du peuple.
C. Atratinus commandait dans la bataille pr�s de Verrugo, lorsque avec tous les
autres cavaliers ils avaient r�tabli la situation de l'arm�e qui pliait sous
les efforts des Volsques. Or il venait d'�tre cit� devant le peuple par L.
Hortensius, l'un de leurs coll�gues. Ils jur�rent alors du haut de la tribune
de prendre des v�tements de deuil et de les garder tant que leur g�n�ral
serait en �tat d'accusation. Ces jeunes hommes d'�lite, apr�s avoir dans le
combat �cart� de lui le p�ril au prix de leurs blessures et de leur sang, ne
purent supporter de le voir sous la toge expos� au plus grand danger, tandis
qu'eux-m�mes �taient rev�tus des marques du pouvoir. Touch�e de leur amour
de la justice, l'assembl�e for�a Hortensius � se d�sister de sa poursuite
(An de R. 331.)
3. Le peuple ne se montra pas sous un
jour diff�rent dans les circonstances suivantes. Tib. Gracchus et C. Claudius
avaient soulev� contre eux la majeure partie des citoyens par leur excessive
s�v�rit� dans l'exercice de la censure. P. Popilius, tribun du peuple, les
cita devant le peuple comme coupables de crime contre l'Etat. Outre l'irritation
g�n�rale, un ressentiment personnel l'animait contre les accus�s : il leur en
voulait pour avoir forc� Rutilius, l'un de ses proches, � d�molir un mur qui
s'avan�ait sur la voie publique. A l'audience, beaucoup de centuries de la
premi�re classe manifestaient leur intention de condamner Claudius ; toutes au
contraire paraissaient s'accorder pour absoudre Gracchus. Alors celui-ci
d�clara hautement que, si l'on frappait son coll�gue plus s�v�rement que
lui-m�me, puisqu'il avait tenu la m�me conduite, il partagerait avec lui la
peine de l'exil. Cette r�solution inspir�e par la justice d�tourna l'orage
qui mena�ait leur t�te et leur fortune. Le peuple acquitta Claudius et le
tribun Popilius dispensa Gracchus de plaider sa cause. (An de R. 584.)
4. Le coll�ge des tribuns s'acquit
encore beaucoup de consid�ration, lorsque, L. Cotta, l'un de ses membres,
comptant sur l'inviolabilit� que lui conf�rait son pouvoir pour ne point
s'acquitter envers ses cr�anciers, ils d�cid�ment que, s'il ne payait ses
dettes ou s'il ne fournissait un r�pondant, ils appuieraient les r�clamations
de ses cr�anciers : ils regardaient comme un acte contraire � la justice de
faire servir l'autorit� du magistrat � couvrir la mauvaise foi du particulier.
Ainsi Cotta qui cherchait un refuge dans le tribunat comme dans un asile
inviolable, en fut arrach� par la justice m�me du tribunat. (An de R. 599.)
5. Je passe � un autre exemple
�galement c�l�bre de la justice des tribuns. Cn. Domitius, tribun du peuple,
appela en jugement devant le peuple M. Scaurus, le premier citoyen de la
r�publique : il voulait, si la fortune secondait ses efforts, accro�tre sa
renomm�e par la ruine de Scaurus ou du moins, � d�faut de succ�s, par
l'attaque m�me dirig�e contre un personnage si consid�rable. Alors qu'il
br�lait du plus vif d�sir de le perdre, un esclave de Scaurus vint le trouver
pendant la nuit, s'engageant � lui fournir de nombreux et de graves sujets
d'accusation contre son ma�tre. Dans la m�me personne, en m�me temps qu'un
ennemi, il y avait aussi un Domitius qui jugeait cette abominable d�lation avec
des sentiments tout diff�rents. La justice l'emporta sur la haine, le tribun
aussit�t ferma ses oreilles � la d�nonciation, imposa silence au d�lateur et
le fit conduire chez Scaurus. Voil� un accusateur � qui l'accus� lui-m�me
devait, sinon de l'amiti�, du moins des �loges. Aussi le peuple romain,
conquis par les autres m�rites de Domitius et encore plus par ce proc�d�, le
fit successivement consul, censeur et souverain pontife. (An de R. 650.)
6. L. Crassus, dans une �preuve
semblable, se conduisit avec autant de justice. Il avait d�nonc� Cn. Carbon
avec une animosit� bien naturelle � l'�gard d'un ennemi d�clar�.
N�anmoins, un esclave de Carbon lui ayant apport� un coffret de son ma�tre
contenant quantit� d'�crits de nature � le faire condamner ais�ment, Crassus
le lui renvoya scell� comme il �tait, avec l'esclave charg� de cha�nes.
Quelle force devons-nous penser qu'avait alors la justice entre les amis, quand
nous voyons qu'elle en gardait tant jusque dans les rapports des accusateurs et
des accus�s ?
7. Sylla ne d�sirait pas moins vivement
sa propre conservation que la perte de Sulpicius Rufus, qui n'avait cess� de
l'attaquer avec la passion propre aux tribuns. Mais il sut que celui-ci,
proscrit et cach� dans une maison de campagne, avait �t� livr� par un
esclave. Il affranchit d'abord ce serviteur parricide pour tenir la promesse
faite par son �dit, puis le fit aussit�t pr�cipiter du haut de la roche
Tarp�ienne avec le bonnet d'affranchi qu'il avait obtenu par un crime. Sylla
qui d'ordinaire usait de la victoire sans mod�ration fit voir dans cet ordre la
plus parfaite justice. (An de R. 665.)
EXEMPLES
�TRANGERS
1. Mais n'ayons pas l'air d'oublier les
actes de justice des �trangers. Pittacus de Mityl�ne avait rendu assez de
services � ses concitoyens ou avait assez gagn� leur confiance par son
caract�re pour se voir d�f�rer par leurs suffrages la "tyrannie" ;
mais il n'exer�a ce pouvoir qu'aussi longtemps qu'ils eurent � soutenir la
guerre contre les Ath�niens au sujet du promontoire de Sig�e. Sit�t que la
victoire eut assur� la paix aux Mityl�niens, il abdiqua malgr� leurs
protestations : il ne voulut pas rester le ma�tre de ses concitoyens plus
longtemps que ne l'exigeait le besoin de l'Etat. Il fit plus : comme ils lui
offraient d'un mouvement unanime la moiti� des terres reconquises, il repoussa
ce pr�sent, regardant comme une honte d'amoindrir la gloire qu'il devait � son
courage Par la grandeur du butin qui aurait �t� sa r�compense. (Av. J.-C.
635.)
2. Je dois maintenant rappeler
l'habilet� d'un grand homme pour faire mieux revivre la justice d'un autre.
Th�mistocle, par un conseil fort salutaire, avait forc� les Ath�niens � se
r�fugier sur leur flotte. Apr�s avoir chass� de la Gr�ce le roi Xerx�s et
ses arm�es, il travaillait � remettre sa patrie ruin�e en son premier �tat
et il pr�parait par des entreprises secr�tes les moyens de lui assurer
l'h�g�monie de la Gr�ce. Il d�clara dans l'assembl�e qu'apr�s m�r examen,
il avait con�u un dessein tel que, si la fortune en permettait
l'accomplissement, il n'y aurait rien de plus grand, ni de plus puissant que le
peuple ath�nien, mais que ce moyen ne devait pas �tre divulgu�. Il demanda
donc qu'on lui donn�t quelqu'un � qui il p�t le communiquer en secret. On lui
donna Aristide. Lorsque celui-ci eut appris que l'intention de Th�mistocle
�tait d'incendier la flotte des Lac�d�moniens, alors tout enti�re sur le
rivage, pr�s de Gyth�e, afin que la destruction de cette flotte f�t passer
l'empire de la mer aux Ath�niens, il se pr�senta devant l'assembl�e et
d�clara que le dessein de Th�mistocle �tait utile, mais qu'il n'�tait pas
juste. Aussit�t l'assembl�e tout enti�re s'�cria que ce qui n'�tait pas
juste n'�tait pas non plus utile et sur-le-champ elle commanda � Th�mistocle
d'abandonner son projet. (Av. J.-C. 476.)
3. Rien ne fait voir plus d'�nergie que
ces autres exemples de justice que je vais raconter. Zaleucus avait donn� � la
ville de Locres les lois les plus salutaires et les plus utiles. Son fils,
condamn� pour adult�re, devait, en vertu des lois dont il �tait lui-m�me
l'auteur, �tre priv� des deux yeux. Comme le peuple entier, en consid�ration
de son p�re, voulait exempter le jeune homme des rigueurs de la loi, Zaleucus
r�sista quelque temps. A la fin, c�dant aux pri�res du peuple, il se creva
d'abord un oeil � lui-m�me, en creva ensuite un � son fils et laissa ainsi �
l'un et � l'autre l'usage de la vue. De cette mani�re il satisfit � la loi
sur la mesure du ch�timent qu'elle imposait, en donnant, par une combinaison
d'une admirable �quit�, une part de lui-m�me � la piti� paternelle, l'autre
� la justice du l�gislateur.
4. Mais la justice de Charondas de
Thurium fut un peu trop inflexible et trop rigoureuse. Les s�ances de
l'assembl�e de ses concitoyens �taient tumultueuses jusqu'� la violence et �
l'effusion du sang. Il y avait r�tabli l'ordre en ordonnant par une loi de tuer
sur-le-champ celui qui y entrerait avec une arme. Quelque temps apr�s, comme,
au retour d'une campagne �loign�e, il revenait chez lui une �p�e � la
ceinture, au moment m�me d'une convocation subite du peuple, il se rendit �
l'assembl�e dans l'�tat o� il se trouvait. Son plus proche voisin l'avertit
qu'il violait sa propre loi. "H� bien, dit-il, je vais aussi la
confirmer." Aussit�t, tirant son �p�e, il s'en per�a le coeur. Il
pouvait ou dissimuler sa faute ou s'en excuser sur l'inadvertance. Il pr�f�ra
l'ex�cution imm�diate du ch�timent pour pr�venir tout manquement � la
justice.
CHAPITRE
VI
De la foi
publique.
EXEMPLES ROMAINS
Apr�s la justice dont je viens de
pr�senter l'image, la bonne foi, divinit� non moins auguste, nous tend sa main
secourable, gage le plus s�r de notre sauvegarde. Elle a toujours �t� en
honneur dans notre r�publique : telle est l'opinion qu'ont eue de nous toutes
les nations. V�rifions-la � notre tour dans quelques exemples.
1. Ptol�m�e, roi d'�gypte, ayant
laiss� la tutelle de son fils au peuple romain, le s�nat envoya � Alexandrie
M. Aemilius L�pidus, souverain pontife, deux fois consul, pour �tre le tuteur
de l'enfant. Il voulut employer pour l'administration d'un pays �tranger un
personnage des plus consid�rables, d'une honn�tet� irr�prochable, qui
s'�tait consacr� aux affaires de l'Etat et � la religion, afin de ne pas
laisser croire qu'on avait fait appel en vain � la bonne foi de notre
r�publique. Les services de Lepidus procur�rent � la fois la s�ret� et la
gloire � l'enfance du roi et Ptolem�e put se demander s'il avait plus � se
f�liciter de la fortune de son p�re que du noble caract�re de son tuteur.
(Vers l'an 595 de R.)
2. Voici encore un beau trait de la bonne
foi romaine. Une nombreuse flotte carthaginoise avait �t� d�faite dans les
parages de la Sicile. Ses chefs, dans leur d�couragement, pensaient � demander
la paix. Hamilcar, l'un d'entre eux, d�clarait qu'il n'osait pas aller trouver
les consuls de peur d'�tre charg� de cha�nes, comme ils en avaient eux-m�mes
charg� le consul Corn�lius Asina. Mais Hannon, meilleur juge du caract�re
romain, persuad� qu'il n'y avait rien de semblable � craindre, alla, plein de
confiance, conf�rer avec les consuls. Comme il leur proposait de mettre fin �
la guerre, un tribun de l�gion lui dit qu'on pourrait le traiter � juste titre
comme avait �t� trait� Corn�lius. Mais les deux consuls, faisant taire le
tribun : "Hannon, dirent-ils, loin de toi cette crainte ; la loyaut�
romaine t'en garantit". C'e�t �t� pour les consuls une grande gloire de
pouvoir mettre dans les fers un si grand chef ennemi ; mais c'en fut une bien
plus grande de ne l'avoir pas voulu. (An de R. 497.)
3. A l'�gard des m�mes ennemis, le
s�nat mit une �gale loyaut� � respecter leur droit d'entrer en relations
avec lui par des d�putations. Sous le consulat de M. Aemilius L�pidus et de C.
Flaminius il donna mission au pr�teur Claudius de livrer � des d�put�s
carthaginois par le minist�re des f�ciaux L. Minucius et L. Manlius, pour
avoir os� porter la main sur ces �trangers. Dans cette occasion le s�nat
consid�ra ce qu'il se devait � lui-m�me, et non ce qu'il devait � ceux qui
recevaient cette r�paration.
4. A son exemple le premier Scipion
l'Africain, s'�tant rendu ma�tre d'un vaisseau o� se trouvaient un grand
nombre d'illustres Carthaginois, les renvoya sans leur faire aucun mal, parce
qu'ils se disaient envoy�s aupr�s de lui comme ambassadeurs. Il �tait
cependant manifeste que c'�tait pour �chapper au p�ril du moment qu'ils
s'�taient donn�, contrairement � la v�rit�, l'apparence d'une ambassade.
Mais il aima mieux laisser croire qu'on avait surpris la bonne foi d'un
g�n�ral romain que de faire penser qu'on y avait fait appel inutilement. (An
de R. 550.)
5. Mettons encore sous les yeux du
lecteur cette action du s�nat qu'il faut se garder d'omettre dans ce recueil.
Des d�put�s, que la ville d'Apollonie avait envoy�s � Rome, furent, dans une
discussion, frapp�s par les anciens �diles Q. Fabius et Cn. Apronius. D�s que
le s�nat eut connaissance de ce fait, il livra ces derniers par le minist�re
des f�ciaux aux d�put�s Apolloniates qu'il fit accompagner par un questeur
jusqu'� Brindes, de peur qu'en route ils n'eussent � subir quelque offense des
parents de leurs prisonniers. Qui voudrait ne voir dans le s�nat qu'une
assembl�e de mortels et non pas plut�t le sanctuaire de la Bonne-Foi ? (An de
R. 487.) Cette vertu Rome la pratiqua toujours g�n�reusement ; en revanche
elle la trouva aussi toujours dans les dispositions de ses alli�s.
EXEMPLES
ETRANGERS
1. Apr�s l'affreux d�sastre o�
p�rirent deux Scipions et deux arm�es romaines, les Sagontins, oblig�s par
les succ�s d'Hannibal de s'enfermer dans les murailles de leur ville et ne
pouvant repousser plus longtemps les attaques carthaginoises, rassembl�rent sur
la place publique tout ce qu'ils avaient de plus cher, ils amass�rent tout
autour des mati�res combustibles auxquelles ils mirent le feu et, plut�t que
d'abandonner notre alliance, ils se jet�rent eux-m�mes sur le b�cher commun.
Il me semble que la Bonne-Foi elle-m�me, consid�rant les affaires humaines,
dut �tre alors constern�e de voir cette fid�lit� si obstin�e condamn�e �
une fin si cruelle par l'injustice de la fortune. (An de R. 534.)
2. La m�me vertu valut aux habitants de
P�t�lia la m�me gloire. Assi�g�s par Hannibal pour n'avoir pas voulu
renoncer � notre amiti�, ils envoy�rent des d�put�s implorer l'appui du
s�nat. La d�faite de Cannes encore toute r�cente emp�cha de les secourir ;
mais on leur permit de faire ce qu'ils jugeraient le plus utile pour leur
conservation. Ils �taient donc libres d'embrasser le parti de Carthage.
Cependant ils firent sortir de la ville les femmes et tous ceux que leur �ge
rendait impropres au service militaire, afin de laisser aux combattants le moyen
d'endurer plus longtemps la disette, et ils r�sist�rent dans leurs murailles
avec la derni�re opini�tret�. Cette cit� expira tout enti�re plut�t que de
manquer en aucun point � son alliance avec Rome. Ainsi le succ�s d'Hannibal
consista � prendre, non pas la ville, mais le tombeau de P�t�lia qui
t�moignait encore de sa fid�lit�. (An de R. )
CHAPITRE
VII
De la
fid�lit� des femmes envers leurs �poux.
1. Disons aussi quelques mots de la
fid�lit� des femmes, envers leurs maris. Tertia Aemilia, �pouse du premier
Scipion l'Africain, de qui elle eut Corn�lie, m�re des Gracques, avait tant de
douceur et de patience que, tout inform�e qu'elle �tait de l'amour de son mari
pour une de ses jeunes esclaves, elle n'en laissa rien para�tre. Elle ne voulut
pas qu'on v�t un vainqueur du monde, un Scipion l'Africain, poursuivi en
justice par une femme, un grand homme accus� par une �pouse irrit�e. Et loin
d�en concevoir un d�sir de vengeance, apr�s la mort de Scipion, elle accorda
la libert� � cette esclave et la donna en mariage � l'un de ses affranchis.
(An de R. 57O.)
2. G. Lucr�tius avait �t� proscrit par
les triumvirs, Turia, son �pouse, sans autre confidente qu'une esclave, le tint
cach� entre la vo�te des combles et le plafond de sa chambre et le garantit
ainsi de la mort qui le mena�ait, non sans courir elle-m�me un grand danger.
Gr�ce � cette rare fid�lit�, pendant que les autres proscrits n'arrivaient
� se sauver qu'en se r�fugiant chez des nations �trang�res et ennemies et au
prix des pires souffrances physiques et morales, Lucr�tius vivait en s�ret�
dans sa chambre et dans les bras de son �pouse. (An de R. 710.)
3. Sulpicia �tait �troitement
surveill�e par sa m�re Julie qui voulait l'emp�cher de suivre en Sicile
Lentulus Cruscellion, son mari, proscrit par les triumvirs. Elle n'en r�ussit
pas moins � s'enfuir furtivement sous un costume d'esclave, avec deux servantes
et deux serviteurs, et � se rendre aupr�s de lui. Elle accepta la proscription
pour elle-m�me pour rester fid�le � son �poux proscrit. (An de R. 710.)
CHAPITRE
VIII
De la
fid�lit� des esclaves envers leurs ma�tres.
Il reste � parler des esclaves qui ont
aussi gard� � leurs ma�tres une fid�lit� d'autant plus louable qu'elle
�tait moins attendue.
1. Antoine, le c�l�bre orateur du temps
de nos a�eux, �tait accus� d'inceste. Au cours de son proc�s, ses
accusateurs ne cessaient de demander qu'un de ses esclaves f�t mis � la
question, parce que, pr�tendaient-ils, quand il allait au rendez-vous, cet
esclave portait une lanterne devant lui. Cet esclave �tait encore tr�s jeune.
Il assistait aux d�bats m�l� au public et voyait bien qu'il s'agissait de le
soumettre � des tortures ; n�anmoins il ne chercha pas � s'y soustraire. De
retour � la maison, voyant l'embarras et l'inqui�tude d'Antoine augmenter �
ce sujet, il lui conseilla spontan�ment de le livrer aux juges pour �tre
tortur�, l'assurant qu'il ne sortirait de sa bouche aucun mot capable de nuire
� sa cause. Il tint sa promesse avec une constance admirable : en effet
d�chir� de mille coups de verges, �tendu sur un chevalet, br�l� m�me avec
des lames chauff�es � blanc, il brisa tous les efforts de l'accusation et
sauva la vie � l'accus�. On aurait bien raison de reprocher � la fortune
d'avoir mis sous les apparences d'un esclave une �me capable d'un tel
d�vouement et d'un tel courage. (An de R. 655.)
2. Le consul C. Marius, apr�s l'issue
d�plorable du si�ge de Pr�neste, avait fait de vaines tentatives pour
s'�chapper par un souterrain secret et T�l�sinus avec qui il avait r�solu de
mourir ne lui avait fait qu'une l�g�re blessure. Mais un de ses esclaves, pour
le d�rober � la cruaut� de Sylla, le tua en lui passant son �p�e au travers
du corps, quoiqu'il s�t quelle magnifique r�compense lui �tait r�serv�e,
s'il l'e�t livr� vivant aux mains des vainqueurs. Le service qu'il lui rendit
par ce coup donn� si � propos ne le c�de en rien au d�vouement des esclaves
qui ont prot�g� la vie de leurs ma�tres ; car, dans une telle conjoncture, ce
qui aux yeux de Marius comptait comme un bienfait, c'�tait, non pas la vie,
mais la mort. (An de R. 671.)
3. Le trait suivant n'est pas moins
m�morable. C. Gracchus, pour ne pas tomber au pouvoir de ses ennemis, tendit la
t�te au fer de Philocrate, son esclave, qui la lui trancha d'un seul coup et se
plongea ensuite dans le coeur l'�p�e encore ruisselante du sang de son
ma�tre. Selon d'autres auteurs, cet esclave s'appelait Euporus ; quant a moi,
je ne dispute point sur le nom, je me contente d'admirer la fid�lit� si
�nergique d'un esclave. Si son jeune ma�tre, qui �tait de haute naissance,
avait eu la m�me force de caract�re, son bras aurait suffi, sans le secours
d'un esclave, pour lui assurer le moyen d'�chapper aux supplices qui
l'attendaient. En r�alit� il fit par sa conduite que le cadavre de Philocrate
inspirait plus d'int�r�t que celui de Gracchus. (An de R. 632.)
4. Voici un autre grand nom et une autre
d�mence, mais aussi un exemple pareil de fid�lit�. C. Cassius venait d'�tre
vaincu � la journ�e de Philippes. Pindarus, qu'il avait r�cemment affranchi,
lui trancha la t�te suivant son ordre et, apr�s l'avoir soustrait aux insultes
de ses ennemis, se d�roba lui-m�me � la vue des hommes par une mort
volontaire, sans que l'on p�t m�me retrouver son cadavre. Quel dieu, vengeur
du plus horrible forfait, frappa d'engourdissement cette main nagu�re si
ardente � faire p�rir le p�re de la patrie et l'immobilisa si bien que le
meurtrier tout tremblant d�t supplier un Pindarus pour ne pas subir, au gr� de
la pi�t� filiale du vainqueur, le juste ch�timent d'un assassinat qui
atteignait la patrie ? C'est toi sans doute, � divin Jules, qui tiras alors une
l�gitime vengeance des blessures faites � ton corps divin, en r�duisant un
tra�tre envers toi si perfide � implorer un indigne secours et en troublant sa
raison jusqu'� lui �ter et la volont� de vivre et la force de mourir de sa
propre main. (An de R. 711.)
5. A ces malheurs vint s'ajouter celui de
C. Plotius Plancus, fr�re de Munatius Plancus qui avait �t� consul et
censeur. Proscrit par les triumvirs, il se tenait cach� dans les environs de
Salerne ; mais la d�licatesse de son genre de vie et l'odeur de ses parfums
trahirent le secret de la retraite qui le prot�geait. Les traces flottantes de
son passage mirent sur la voie les espions lanc�s � la poursuite des
malheureux condamn�s et, guid�s dans leurs recherches par leur odorat subtil,
ils flair�rent le refuge du proscrit en fuite. Alors qu'il y �tait encore
cach�, ses esclaves furent pris et soumis � une longue et cruelle torture ;
mais ils soutenaient qu'ils ne savaient pas o� �tait leur ma�tre. Plancus ne
put se r�soudre � laisser torturer plus longtemps des esclaves si fid�les et
d'un d�vouement si exemplaire : il sortit de sa cachette et tendit la gorge au
glaive des soldats. Devant cette lutte d'affection mutuelle, il est difficile de
distinguer qui m�ritait mieux, du ma�tre ou des esclaves, l'un, d'�prouver
une fid�lit� si constante de la part de ses esclaves, les autres, d'�tre
d�livr�s des tourments de la question par la juste compassion de leur ma�tre.
(An de R. 710.)
6. Et l'esclave d'Urbinus Panapion, quel
�tonnant exemple de fid�lit� ! Il venait d'apprendre que, sur une
d�nonciation de quelqu'un des domestiques, des soldats �taient venus dans la
maison de campagne de R�ate pour tuer son ma�tre qui �tait proscrit.
Aussit�t il change de v�tement avec lui, prend m�me son anneau, le fait
secr�tement �chapper par une porte de derri�re, se retire dans sa chambre, se
met sur son lit et se laisse tuer pour Panapion. L'action est bien courte �
raconter, mais quelle abondante mati�re de louange ! En effet, qu'on veuille
bien se repr�senter l'invasion subite des soldats, le fracas des portes qu'ils
enfoncent, leurs voix mena�antes, leurs regards farouches, leurs armes
�tincelantes et l'on se fera une id�e exacte du fait ; on pensera que, si l'on
a bient�t dit qu'un homme voulut mourir pour un autre, il n'�tait pas aussi
facile de le faire. Quant � Panapion, il reconnut le grand bienfait qu'il
devait � son esclave, en lui �levant un magnifique tombeau et en attestant son
d�vouement dans une �pitaphe o� s'exprimait sa gratitude. (An de R. 710.)
7. Je m'en serais tenu � ces exemples,
si l'admiration ne me for�ait � en ajouter encore un. Antius Restion, qui
avait �t� proscrit par les triumvirs, voyant ses domestiques occup�s �
piller et � s'approprier son bien, s'�chappa de chez lui en se d�robant le
plus secr�tement qu'il lui fut possible au milieu de la nuit. Mais son d�part,
si secret fut-il, n'�chappa point � la surveillance attentive d'un esclave
qu'il avait tenu dans les fers et qui portait l'empreinte ineffa�able des
lettres dont il avait fl�tri son front. Cet esclave suivit avec un int�r�t
affectueux les pas de son ma�tre qui errait � l'aventure et se mit de
lui-m�me � lui faire escorte. Par ce service si d�licat et si p�rilleux, il
avait, contrairement � ce qu'on pouvait attendre rempli tout son devoir de
fid�lit� � l'�gard de son ma�tre. Alors que les esclaves dont le sort avait
�t� plus heureux ; dans la maison ne songeaient qu'� des profits, lui qui
n'�tait plus qu'une ombre portant les stigmates des supplices endur�s, jugea
que le plus grand avantage pour lui �tait de sauver un homme qui l'avait puni
si durement. C'�tait d�j� beaucoup de faire le sacrifice de son ressentiment
; il alla encore jusqu'� concevoir pour Antius de l'affection. Et sa bont� ne
s'en tint pas l� : il trouva pour lui conserver la vie un exp�dient
extraordinaire. S'�tant aper�u que des soldats avides de sang allaient les
surprendre, il �carta son ma�tre, dressa un b�cher, saisit et tua un vieux
mendiant et jeta son cadavre sur le feu. Les soldats bient�t apr�s lui
demand�rent o� �tait Antius. "Le voil�, r�pondit-il en �tendant la
main vers le b�cher, qui expie dans les flammes sa cruaut� envers moi."
Il ne disait que des choses vraisemblables ; l'on ajouta foi � ses propos.
Gr�ce � ce subterfuge, Antius trouva sans risques le moyen d'assurer ses
jours.
CHAPITRE
IX
Du
changement survenu dans la vie et la fortune.
EXEMPLES ROMAINS
Rien n'est plus capable d'augmenter la
confiance ou le diminuer l'inqui�tude que de se rappeler les changements
survenus dans la vie et la fortune des hommes c�l�bres, soit que l'on
consid�re sa propre situation ou celle de ses proches. En effet, lorsque, en
envisageant le sort d'autrui, nous voyons l'illustration sortir d'une condition
basse et m�pris�e, qui nous emp�che de penser toujours nous aussi � une
am�lioration de notre sort ? N'oublions pas que c'est une folie de se condamner
d'avance � un �ternel malheur, d'abandonner une esp�rance que, malgr� son
incertitude, on a toujours raison d'entretenir et de se laisser aller � un
d�sespoir parfois sans retour.
1. Manlius Torquatus passait dans les
premi�res ann�es de sa jeunesse pour avoir l'esprit si obtus et si lourd que
son p�re L. Manlius, personnage fort important, le croyant inapte aux affaires
soit priv�es, soit publiques, l'avait rel�gu� � la campagne et le laissait
s'�puiser dans les travaux de l'agriculture. Dans la suite, ce Manlius d�livra
son p�re des dangers d'une accusation intent�e contre lui ; il fit trancher la
t�te � son fils, quoique vainqueur, pour avoir combattu malgr� sa d�fense ;
enfin, par un glorieux triomphe, il rendit courage � sa patrie �puis�e par
les attaques des Latins. On dirait que la fortune avait r�pandu sur sa jeunesse
cette obscurit� comme un nuage, pour rendre plus �clatante la gloire de sa
vieillesse. (Ans de R. 391-413.)
2. Le premier Scipion l'Africain que les
dieux firent na�tre pour montrer aux hommes en sa personne une image sensible
de la perfection morale, mena, dit-on, pendant les premi�res ann�es de son
adolescence une vie molle qui, sans m�riter d'�tre tax�e de d�bauche, �tait
n�anmoins trop eff�min�e pour faire pr�voir les troph�es conquis sur
Carthage et le joug impos� � cette cit� vaincue. (An de R. 552.)
3. C. Val�rius Flaccus, � l'�poque de
la seconde guerre punique, passa dans les plaisirs le commencement de sa
jeunesse. Mais P. Licinius, grand pontife, le nomma flamine dans le dessein de
le retirer plus facilement du vice. D�s lors, l'esprit occup� du culte et des
c�r�monies sacr�es, il apprit, sous l'influence de la religion, � mod�rer
ses passions et, autant il avait donn� d'abord l'exemple de la d�bauche,
autant il devint dans la suite un mod�le de temp�rance et de vertu.
4. Notre cit� n'a rien connu de plus
d�cri� que la jeunesse de Q. Fabius Maximus qui, par sa victoire sur les
Gaulois, acquit pour lui et pour sa post�rit� le surnom d' Allobrogique, ni
non plus rien de plus honorable et de plus glorieux que la vieillesse du m�me
Fabius.
5. Qui ne sait que dans la foule de nos
grands hommes Q. Catulus, par la consid�ration qu'il s'est acquise, s'est
class� en un rang �lev� ? Si l'on remontait au temps de sa jeunesse, on
trouverait dans sa vie beaucoup de , dissipation et beaucoup de libertinage.
N�anmoins, ces habitudes de mollesse ne l'emp�ch�rent pas de devenir le
premier citoyen de la r�publique, de faire briller son nom au sommet du mont
Capitolin et d'�touffer par son courage une guerre civile n�e d'un grand
mouvement r�volutionnaire. (An de R. 676.)
6. L. Sylla, jusqu'au moment o� il fut
candidat � la questure, se d�shonorait par la d�bauche, l'abus du vin et
l'amour du th��tre. Aussi Marius, consul, fut, dit-on, tr�s m�content de
voir que, alors qu'il avait � faire en Afrique une guerre si rude, le sort lui
avait donn� un questeur si eff�min�. Cependant le m�me Sylla, brisant et
for�ant pour ainsi dire le cercle de vices qui le tenaient prisonnier, chargea
de cha�nes les mains de Jugurtha, contint Mithridate, apaisa les temp�tes de
la guerre sociale, abattit la tyrannie de Cinna et r�duisit celui qui avait
d�daign� en Afrique comme questeur � se r�fugier pr�cis�ment dans cette
province comme proscrit et exil�. Si l'on voulait consid�rer et comparer
attentivement deux conduites si diff�rentes et m�me si oppos�es, on serait
tent� de penser qu'il y eut dans la m�me personne deux Syllas, un jeune
d�bauch� et un homme que je qualifierais de brave, s'il n'avait pr�f�r�
lui-m�me le surnom d'heureux. (Ans de R. 646-667.)
7. Maintenant que les grands ont �t�
invit�s � faire un retour sur eux-m�mes par un acte de repentir salutaire,
ajoutons � leur suite ceux qui ont eu l'ambition de s'�lever au-dessus de leur
condition. T. Aufillius, pr�s avoir �t� charg� en Asie de la perception
d'une toute petite partie des imp�ts, gouverna dans la suite cette province
tout enti�re avec des pouvoirs de proconsul et nos alli�s ne s'offens�rent
point d'�tre soumis aux faisceaux d'un homme qu'ils avaient vu tr�s empress�
aupr�s d'autres autorit�s. Son administration fut m�me tr�s honn�te et
tr�s brillante et il fit voir ainsi qu'on devait attribuer � la fortune son
premier �tat et � ses propres vertus son �l�vation � sa nouvelle dignit�.
(An de R. 600.)
8. P. Rupilius n'eut pas en Sicile une
fonction de receveur d'imp�ts; il fut simplement aide des receveurs, se
trouvant dans un d�nuement extr�me, il se mit aux gages des alli�s pour
subsister. Dans la suite, il fit des lois pour toute la Sicile et d�livra ce
pays de l'affreuse guerre des pirates et des esclaves fugitifs. Les ports m�mes
de cette �le, si l'on peut supposer quelques sentiments aux choses inanim�es,
durent sans doute �tre �tonn�s du si grand changement qui s'�tait fait dans
la situation de cet homme. Celui qu'ils avaient connu salari� et pay� � la
journ�e, ils le virent donner des lois et commander les flottes et les arm�es.
(An de R. 621.)
9. A un tel exemple d'�l�vation, j'en
ajouterai un autre encore plus grand. Apr�s la prise d'Asculum, Cn. Pompeius,
p�re du grand Pomp�e, offrit � la vue du peuple romain, dans le cort�ge de
son triomphe, un adolescent nomm� P. Ventidius (An de R. 664.) C'est ce
Ventidius qui depuis vainquit les Parthes, traversa leur pays et entra � Rome
en triomphateur apr�s avoir veng� les m�nes de Crassus tristement rest�s
sans s�pulture sur une terre ennemie. Captif, il avait connu les horreurs de la
prison; vainqueur, il remplit le Capitole de manifestations d'all�gresse. Le
m�me Ventidius eut encore le bonheur singulier d'�tre nomm� pr�teur et
consul dans la m�me ann�e. (Ans de R. 664-715.)
10. Consid�rons maintenant les
vicissitudes du sort. L. Lentulus, apr�s avoir �t� consul, se vit condamn�
pour concussion en vertu de la loi C�cilia, puis fut cr�� censeur avec L.
Censorinus. Ainsi la fortune se plut � le ballotter entre les honneurs et les
ignominies, faisant suivre son consulat de sa condamnation et sa condamnation de
son �l�vation � la censure et ne le laissant ni jouir d'un bonheur continuel,
ni g�mir �ternellement dans l'adversit�. (An de R. 606.)
11. Il lui plut de montrer la m�me
puissance � l'�gard de Cn. Cornelius Scipion Asina. �tant consul, il fut pris
par les Carthaginois pr�s des �les Lipari. En vertu du droit de la guerre, il
avait tout perdu; mais bient�t apr�s, la fortune le secourut par un retour de
sa faveur et lui lit tout recouvrer. Il fut m�me nomm� consul une seconde
fois. Qui aurait pu croire que de la possession des douze faisceaux il passerait
dans les prisons de Carthage ? Qui e�t pens� que des prisons de Carthage il
reviendrait aux honneurs du pouvoir supr�me ? Et pourtant il devint bien de
consul prisonnier et de prisonnier consul. (An de R. 493-499.)
12. Et Crassus, I'immensit� de sa
fortune ne lui fit-elle pas donner le titre de riche ? Mais dans la suite
son indigence le fit fl�trir du surnom hyperbolique et d�shonorant de mangeur.
En effet, ses biens, comme il ne pouvait payer la totalit� de ses dettes,
furent mis en vente par ses cr�anciers. Aussi ne lui �pargna-t-on pas cette
cruelle raillerie : lorsque, apr�s sa ruine, il se promenait, ceux qui le
rencontraient le saluaient du nom de riche. (An de R. 694.)
13. Mais le sort de Crassus fut moins
cruel que celui de Q. C�pion. Une brillante pr�ture, un triomphe �clatant,
l'honneur du consulat, la dignit� de grand pontife lui valurent le titre de protecteur
du s�nat. Pourtant il rendit le dernier soupir dans la prison publique et
son corps d�chir� par la main du bourreau et laiss� sur les marches des
G�monies fut pour tout le Forum l'objet d'un horrible spectacle. (An de R.
648.)
14. Marius est remarquable surtout par sa
lutte contre la fortune. Il en soutint tous les assauts avec le plus grand
courage et avec une �gale vigueur de corps et d'esprit. Jug� indigne des
honneurs � Arpinum, il osa demander la questure � Rome. Puis, sous le coup des
refus qu'il avait subis, il for�a les portes du s�nat plut�t qu'il n'y entra.
Dans la demande du tribunat et de l'�dilit�, il essuya encore au Champ de Mars
une double humiliation. Il n'en fut pas moins candidat � la pr�ture. Il se
classa le dernier des �lus et encore ne conserva-t-il pas sans risques cette
derni�re place ; car il fut accus� de brigue et ce n'est qu'� grand-peine
qu'il obtint des juges son acquittement. Cependant c'est ce Marius, si petit �
Arpinum, ce candidat si inconnu � Rome et si d�daign�, qui devint le grand
Marius qui soumit l'Afrique, qui fit marcher le roi Jugurtha devant son char de
triomphe, qui an�antit les arm�es des Teutons et des Cimbres, celui dont on
voit encore � Rome les deux troph�es, dont on lit les sept consulats dans les
fastes consulaires, qui eut le bonheur au sortir de l'exil d'�tre cr�� consul
et le pouvoir, apr�s avoir �t� proscrit, de proscrire � son tour. Quoi de
plus variable et de plus changeant que le sort de cet homme ? Veut-on le ranger
parmi les malheureux ? on le trouvera le plus malheureux de tous ; parmi les
mortels heureux ? il le para�tra plus que tous. (Ans de R. 629-667.)
15. C. C�sar, qui s'est fray� le chemin
du ciel par ses vertus, dans les premi�res ann�es de sa jeunesse allait en
Asie comme simple particulier, lorsqu'il tomba entre les mains des pirates aux
environs de l'�le de Pharmacuse. Il se racheta au prix de cinquante talents.
Telle fut donc la modique somme que la fortune voulut qu'on pay�t, sur un
brigantin de pirates, pour l'astre le plus brillant de l'univers. Pourquoi donc
nous plaindre d�sormais de cette d�esse, puisqu'elle n'�pargne pas m�me ceux
qui participent avec elle de la divinit� ? Au reste, le dieu sut venger
lui-m�me son outrage : C�sar bient�t apr�s se rendit ma�tre des pirates et
les fit mettre en croix. (An de R. 667.)
EXEMPLES
�TRANGERS
1. Nous avons mis tout notre soin �
rappeler des faits de notre histoire ; distrayons-nous maintenant a faire le
r�cit des exemples �trangers.
Pol�mon, jeune Ath�nien perdu de
d�bauches et qui aimait les plaisirs d'une vie d�r�gl�e et m�me le mauvais
renom qui en r�sulte, sortait d'un banquet, non pas � la nuit tomb�e, mais le
matin avant le lever du soleil. En revenant chez lui, il vit la demeure du
philosophe X�nocrate ouverte et, tout appesanti par le vin, encore oint
d'huiles parfum�es, la t�te couronn�e de fleurs, v�tu d'une robe
transparente, il entra dans son �cole qui �tait remplie d'une foule d'hommes
instruits. Il ne se contenta pas de s'y introduire avec une telle inconvenance ;
il y prit place dans l'intention de ridiculiser la brillante �loquence du
philosophe et ses sages enseignements avec des plaisanteries d'homme ivre. Une
juste indignation s'�leva dans tout l'auditoire ; mais X�nocrate, sans changer
de visage, laissa l'objet qu'il traitait et se mit � parler de la d�cence et
de la temp�rance. L'�l�vation de ses paroles fit revenir Pol�mon � de
meilleurs sentiments : il commen�a par �ter la couronne de sa t�te et la
jeter � terre ; bient�t apr�s il ramena son bras sous son manteau ; ensuite
il quitta l'air joyeux qui est de mise � table ; enfin il renon�a � toutes
ses habitudes de vie dissolue et, gu�ri par l'effet de ce seul discours, comme
par le plus salutaire des rem�des, d'inf�me d�bauch� il devint grand
philosophe. Son �me ne fit que passer � travers la corruption sans s'y fixer.
(Av. J.-C. 330.)
2. Il m'en co�te de parler de la
jeunesse de Th�mistocle. Puis-je songer sans peine � son p�re qui le
d�sh�rita honteusement, ou � sa m�re que l'opprobre de sa conduite r�duisit
� se pendre ? Et cependant il devint dans la suite le plus illustre de tous les
grands hommes de la Gr�ce, et il fut tour � tour l'esp�rance ou le d�sespoir
de l'Europe et de l'Asie : l'une dut son salut � sa protection, l'autre se
l'attacha comme un garant de la victoire. (Av. J.-C. 479.)
3. Cimon, dans son enfance, passa
g�n�ralement pour stupide ; mais quand il fut devenu homme, les Ath�niens
reconnurent les bons effets de son commandement et il les for�a ainsi � se
taxer eux-m�mes de sottise pour l'avoir suppos� sans intelligence.
4. On dirait que deux fortunes
diff�rentes se sont partag� la vie d'Alcibiade, l'une pour lui donner tous les
biens, naissance illustre, abondantes richesses, beaut� accomplie, faveur
publique, hautes dignit�s, puissance sup�rieure, g�nie ardent, l'autre pour
lui infliger tous les maux, condamnation, exil, confiscation, pauvret�, haine
de la patrie, mort violente. Et ces biens et ces maux ne lui vinrent pas tous �
la fois, mais ils s'entrem�l�rent et altern�rent, comme le flux et le reflux.
5. La vie de Polycrate, tyran de Samos,
�tait si brillante et l'abondance de ses biens frappait tellement la vue qu'il
�tait, non sans raison, un objet d'envie. En effet, toutes ses entreprises
r�ussissaient sans difficult� ; ses d�sirs suffisaient pour lui assurer la
possession de ce qu'il d�sirait ; � peine ses voeux �taient-ils formul�s
qu'ils �taient satisfaits ; vouloir et pouvoir �taient pour lui m�me chose.
Une seule fois la s�r�nit� de son visage fut troubl�e sous le coup d'un
court acc�s de tristesse : ce fut lorsqu'il jeta dans la mer un anneau auquel
il tenait beaucoup, dans le dessein de n'�tre pas tout � fait �tranger au
malheur. N�anmoins, il recouvra cet anneau aussit�t apr�s, par la prise du
poisson qui l'avait aval�. Mais ce Polycrate, dont la fortune avait toujours
�t� comme port�e heureusement par les vents favorables, fut, par ordre
d'Oronte, satrape de Darius, mis en croix au sommet du mont Mycale. L�, son
cadavre d�compos�, ses membres tombant en putr�faction, cette main � qui
Neptune avait, par les soins d'un p�cheur, rendu son anneau, alors toute
fl�trie et corrompue, furent offerts en spectacle aux Samiens rendus � la
libert� et � la joie apr�s un temps d'oppression et de p�nible servitude.
6. Denys, qui avait re�u en h�ritage de
son p�re le pouvoir souverain sur Syracuse et sur presque toute la Sicile, qui
poss�dait d'immenses richesses, qui avait � ses ordres des arm�es, des
flottes, de la cavalerie, fut r�duit par l'indigence � montrer � lire � de
jeunes enfants dans la ville de Corinthe. En m�me temps, de "tyran",
devenu ma�tre d'�cole, par un si profond changement de condition, il enseigna
aux hommes plus avanc�s en �ge � ne pas se fier trop � la fortune. (Av.
.J.-C. 343.)
7. Apr�s Denys vient le roi Syphax qui
�prouva autant que lui l'injustice du sort. Rome et Carthage, dans la personne
de Scipion et dans la personne d'Hasdrubal, �taient venues chez lui, devant ses
dieux domestiques, solliciter son amiti�. Mais, alors qu'il �tait parvenu �
ce comble de gloire, d'�tre en quelque sorte l'arbitre de la victoire entre les
deux peuples les plus puissants, il fut peu apr�s charg� de cha�nes et
tra�n� devant Scipion par Laelius, lieutenant de ce g�n�ral, et celui auquel
il avait, du haut de son tr�ne, tendu la main avec orgueil le vit se jeter �
ses pieds en suppliant. (Ans de R. 547-550.)
Qu'ils sont p�rissables, fragiles et
semblables � des jouets d'enfants, ces biens que l'on nomme puissance et
richesses humaines ! Ils arrivent tout � coup et soudain disparaissent. Nulle
part ni chez personne ils ne sont � demeure et solidement fix�s. Mais,
emport�s �a et l� comme les �lots par le souffle inconstant de la fortune,
apr�s nous avoir �lev�s au comble de la prosp�rit�, par leur reflux subit
ils nous laissent retomber et nous plongent tristement dans un ab�me de
mis�res. Aussi ne doit-on pas consid�rer comme des biens, ni qualifier de ce
nom des faveurs capables, par le regret qu'elles nous laissent, de doubler
l'amertume de nos malheurs.
livre V
livre VII
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