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VELLEIUS PATERCULUS
HISTOIRE ROMAINE
LIVRE SECOND
I. - Le premier Scipion avait ouvert la route
� la puissance romaine, c'est � la corruption que le second l'ouvrit. En
effet, une fois supprim�e la crainte qu'inspirait Carthage, une fois disparue
la rivale qui leur disputait l'empire, ce n'est point par une marche insensible
mais d'une course folle que les Romains laissant l� la vertu, se
pr�cipit�rent vers les vices. Les anciens usages furent abandonn�s, de
nouveaux furent introduits ; aux veilles succ�da le sommeil ; aux armes, les
plaisirs ; la cit� d�laissa le travail pour l'oisivet�.
C'est alors que Scipion Nasica construisit des colonnades dans le Capitole, que
M�tellus fit celles dont nous avons d�j� parl�, que dans le cirque, Cneius
Octavius en b�tit une bien plus magnifique encore ; et que la splendeur de
l'Etat entra�na le faste des particuliers.
Vint ensuite la lamentable et honteuse guerre d'Espagne contre Viriathe, un chef
de brigands. La fortune y fut ind�cise mais plus souvent contraire aux Romains.
Viriathe tu� par la ruse plut�t que par le courage de Servilius Caepio, la
guerre de Numance s'alluma, plus p�nible encore. Cette ville n'eut jamais sous
les armes plus de dix mille de ses citoyens, mais gr�ce � leur opini�tre
fermet�, � l'incapacit� de nos chefs, ou � l'indulgence du sort, ils
forc�rent non seulement les autres g�n�raux mais m�me l'illustre Pomp�e, le
premier des Pomp�es qui obtint le consulat, � conclure les plus honteux
trait�s et en impos�rent de non moins honteux et ex�crables au consul
Mancinus Hostilius. Pomp�e dut l'impunit� � son cr�dit. Mancinus �prouva
une telle humiliation qu'il consentit � se laisser livrer aux ennemis par les
f�ciaux, nu, les mains li�es derri�re le dos. Mais ceux-ci, comme avaient
fait autrefois les vainqueurs des fourches Caudines, refus�rent de le recevoir
et dirent qu'un �tat n'avait pas le droit de payer du sang d'un seul homme la
violation de sa parole.
II. - En livrant Mancinus, on provoqua dans l'�tat de violents d�sordres. En effet, Tib�rius Gracchus, fils de Tib�rius Gracchus, citoyen tr�s illustre et tr�s distingu�, petit-fils de Publius Scipion l'Africain du c�t� maternel, avait �t� questeur dans cette guerre et avait conseill� et sign� le trait�. Il eut peine � tol�rer l'annulation d'un de ses actes ou craignit d'�tre expos� lui-m�me � un jugement et � un ch�timent analogues. Nomm� tribun du peuple, cet homme, par ailleurs d'une vie irr�prochable, sup�rieurement dou� et de la plus grande droiture dans ses intentions, orn� enfin de vertus aussi parfaites qu'un mortel peut les recevoir de la nature ou les acqu�rir par ses efforts, abandonna le parti des gens de bien, sous le consulat de Publius Mucius Sc�vola et de Lucius Calpurnius, il y a de cela cent soixante-deux ans. Il promit le droit de cit� � l'Italie enti�re, r�alisa en m�me temps les voeux de tous en promulguant des lois agraires, bouleversa tout de fond en comble et mit la r�publique au bord de l'ab�me en lui faisant courir un double danger. Comme Octavius son coll�gue r�sistait dans l'int�r�t de l'�tat, il annula ses pouvoirs et nomma des triumvirs charg�s de r�partir les terres et de conduire les colonies ; ce furent, avec lui-m�me, son beau-p�re l'ancien consul Appius et son fr�re Ca�us qui �tait encore un tout jeune homme.
III. - Publius Scipion Nasica, petit-fils de
celui que le S�nat avait jug� l'homme le plus vertueux, fils de celui qui,
censeur, avait b�ti un portique dans le Capitole, arri�re-petit-fils de Cneius
Scipion, l'oncle de l'illustre Publius Scipion l'Africain, �tait alors un
simple citoyen, rev�tu de la toge. Bien qu'il f�t cousin germain de Tib�rius
Gracchus, il faisait passer la patrie avant la parent� et jugeait que tout ce
qui n'�tait pas conforme � l'int�r�t de l'Etat �tait contraire aux
int�r�ts des particuliers. Ces vertus lui valurent d'�tre le premier �
recevoir pendant son absence la dignit� de grand pontife. Entourant son bras
gauche d'un pan de sa toge, il se posta au sommet du Capitole, au haut des
marches et exhorta � le suivre ceux qui voulaient le salut de l'�tat. Alors
les nobles, le S�nat, la meilleure et la plus grande partie de l'ordre
�questre, avec ceux des pl�b�iens qui n'avaient pas subi l'influence de
funestes conseils, se pr�cipit�rent vers Gracchus qui, debout sur la place au
milieu de ses bandes, cherchait � soulever une foule venue de presque toute
l'Italie. Comme Gracchus dans sa fuite descendait, en courant, la pente du
Capitole, il fut atteint d'un morceau de banc et finit par une mort pr�matur�e
une vie qui aurait pu �tre tr�s glorieuse.
C'est ainsi qu'on commen�a dans la ville de Rome � verser le sang des citoyens
et � tirer le glaive impun�ment. D�s lors, le droit succomba sous la
violence, le plus fort fut jug� le meilleur, les diff�rends entre citoyens qui
jadis �taient toujours apais�s par des accommodements furent r�gl�s par
l'�p�e, et les guerres furent engag�es sans motif l�gitime, selon les
profits qu'elles procuraient. Rien d'�tonnant � cela : les exemples vont
souvent plus loin que leur point de d�part ; si �troit que soit le sentier o�
vous les laissez s'engager, ils s'en �cartent et se frayent � eux-m�mes un
large chemin. Une fois qu'on s'est �cart� de la bonne route, on va � l'ab�me
et personne ne voit de honte � faire ce qui a �t� profitable � un autre.
IV. - Pendant que ces faits se passaient en
Italie, le roi Attale mourant l�guait l'Asie au peuple romain, comme Nicom�de
lui l�gua plus tard la Bithynie ; mais Aristonicus pr�tendit qu'il �tait
descendant de la famille royale et s'empara du pays par les armes. Il fut vaincu
par Marcus Perpenna et apr�s avoir figur� dans un cort�ge triomphal, mais
dans celui de Manius Aquilius, il paya de la vie le crime qu'il avait commis ;
il avait en effet au d�but de la guerre fait assassiner le tr�s savant
jurisconsulte Crassus Mucianus qui revenait alors de son proconsulat d'Asie.
Pour venger tant de d�faites subies autour de Numance, on nomma consul pour la
seconde fois Publius Scipion Emilien, le second Africain, le destructeur de
Carthage et on l'envoya en Espagne. Sa chance et son courage dont nous avions eu
les preuves en Afrique, r�pondirent en Espagne � notre attente. Moins d'un an
et trois mois apr�s son arriv�e, Numance entour�e de travaux de si�ge �tait
d�truite et compl�tement ras�e. Jamais avant lui homme d'aucune nation ne
m�rita d'immortaliser son nom par la destruction de villes plus illustres. Car
en d�truisant Carthage et Numance, il nous d�livra de la crainte de la
premi�re et nous vengea des outrages de la seconde.
Ce m�me Scipion interrog� par le tribun Carbon sur ce qu'il pensait de
Tib�rius Gracchus r�pondit que, si l'intention de Gracchus avait �t� de
s'emparer du pouvoir, on avait eu raison de le tuer. Comme toute l'assembl�e se
r�criait, il ajouta : ""Les ennemis en armes que j'ai tant de fois
entendus ne m'ont pas effray� de leurs cris ; comment pourriez-vous m'�mouvoir
par les v�tres, vous qui n'�tes pas les vrais fils de l'Italie ?"
Peu de temps apr�s son retour � Rome, sous le consulat de Manius Aquilius et
de Caius Sempronius, il y a cent cinquante ans, cet homme qui avait �t� deux
fois consul, deux fois triomphateur, qui avait d�truit les deux villes qui
�taient la terreur de Rome, fut un matin trouv� mort dans son lit et on
remarqua sur sa nuque quelques traces de strangulation. La mort d'un si grand
homme ne donna lieu � aucune enqu�te et on enterra la t�te voil�e, le corps
de celui qui par ses exploits avait permis � Rome de dresser la sienne plus
haut que le reste du monde. Selon l'avis du plus grand nombre, sa mort fut
naturelle ; selon certains, elle fut le r�sultat d'un complot. Sa vie, en tout
cas, fut de la plus grande noblesse et jusqu'alors aucune, sauf celle de son
a�eul n'avait eu plus d'�clat. Il mourut � l'�ge de cinquante-six ans ; si
on en doute, il suffit de se reporter � la date de son premier consulat qu'il
obtint dans sa trente-sixi�me ann�e et le doute se dissipera.
V. - Avant l'�poque de la destruction de
Numance, eut lieu en Espagne la brillante exp�dition de D�cimus Brutus.
P�n�trant chez tous les peuples espagnols, il s'empara d'un grand nombre
d'hommes et de villes, s'avan�a jusqu'en des r�gions aux noms � peine connus
et m�rita le surnom de Gallaecus.
Quelques ann�es avant lui, dans ces m�mes r�gions, I'illustre Quintus
Mac�donicus avait montr� une telle s�v�rit� dans son commandement qu'au
si�ge de la ville espagnole de Contr�bie, cinq cohortes de l�gionnaires qui
avaient d� abandonner une position escarp�e, re�urent l'ordre d'y remonter
sur-le-champ. Tous firent leur testament sous les armes, comme s'ils devaient
aller � une mort certaine ; le chef ne s'ent�ta pas moins � pers�v�rer dans
son dessein etc les soldats qu'il avait envoy�s � la mort, lui revinrent avec
la victoire. Tels furent les effets de la honte s'ajoutant � la crainte et de
l'espoir naissant du d�sespoir. Ce g�n�ral se rendit tr�s illustre par son
courage et par cet exemple de s�v�rit�. De son cot�, Fabius Aemilianus, fils
de Paulus, ne fut pas moins illustre par la discipline qu'il fit r�gner en
Espagne.
VI. - Dix ans apr�s, la m�me d�mence qui
avait saisi Tib�rius Gracchus, s'empara de son fr�re Ca�us. Par toutes ses
vertus comme par cette marque de folie, Ca�us ressemblait � son fr�re, mais
par l'intelligence et l'�loquence, il lui �tait bien sup�rieur. Il pouvait
sans le moindre effort obtenir le premier rang dans l'Etat. Cependant, soit pour
venger la mort de son fr�re, soit pour s'assurer l'acc�s au pouvoir royal, il
suivit son exemple en se faisant nommer tribun. Il reprit ses revendications,
mais en leur donnant plus d'ampleur et de violence ; il accordait le droit de
cit� � tous les Italiens, l'�tendait presque jusqu'aux Alpes, partageait les
terres, interdisait � tout citoyen de poss�der plus de cinq cents arpents,
comme l'avait jadis d�fendu la loi Licinia, �tablissait de nouveaux droits de
circulation, emplissait les provinces de colonies nouvelles, transf�rait le
pouvoir judiciaire du s�nat aux chevaliers, introduisait l'usage de distribuer
du bl� au peuple. Tout �tait chang�, tout �tait boulevers� et agit�, rien
ne restait dans le m�me �tat. Bien plus, il se fit proroger une seconde ann�e
dans ses fonctions de tribun.
Le consul Lucius Opimius qui pendant sa pr�ture avait d�truit Fr�gelles, le
poursuivit les armes � la main et avec lui Fulvius Flaccus : cet ancien consul,
ancien triomphateur, br�lait lui aussi d'une coupable ambition et Caius
Gracchus l'avait nomm� triumvir � la place de son fr�re Tib�rius, en m�me
temps qu'il l'associait � son pouvoir royal. Opimius les tua tous deux et le
seul acte impie qu'il commit fut de mettre � prix la t�te, je ne dirai pas de
Gracchus, mais d'un citoyen romain et de d�clarer qu'il la payerait au poids de
l'or. Flaccus qui, sur l'Aventin, excitait au combat une bande arm�e, fut
�gorg� avec l'a�n� de ses deux fils. Gracchus s'enfuyait et allait �tre
saisi par ceux qu'Opimius avait envoy�s � sa poursuite, quand il tendit la
gorge � son esclave Euporus qui fit preuve en se donnant la mort de la m�me
�nergie qu'il avait montr�e en aidant son ma�tre. Ce jour-l�, le chevalier
romain Pomponius fournit une preuve �clatante de son d�vouement � Gracchus :
imitant Horatius Cocl�s, il soutint sur un pont l'assaut des ennemis, puis se
per�a de son �p�e. Par une cruaut� inou�e, les vainqueurs jet�rent au
Tibre le corps de Caius, comme on avait fait autrefois pour celui de Tib�rius.
VII. - C'est ainsi que les fils de Tib�rius
Gracchus, petit-fils de Publius Scipion l'Africain, du vivant m�me de leur
m�re Corn�lie, fille de l'Africain, trouv�rent la mort, pour avoir mal us�
des dons les plus remarquables. S'ils se fussent content�s des honneurs qui
conviennent � un citoyen, tout ce qu'ils s'efforc�rent d'acqu�rir par les
d�sordres, ils l'eussent paisiblement obtenu de l'�tat.
Ce cruel assassinat fut suivi d'un forfait sans exemple. Le fils de Fulvius
Flaccus, jeune homme d'une beaut� remarquable, �g� de moins de dix-huit ans
et rest� �tranger aux crimes paternels, avait �t� envoy� par son p�re pour
n�gocier un accord. Opimius le fit mettre � mort. Un haruspice �trusque, son
ami, l'aper�ut lorsqu'on le conduisait tout en pleurs � la prison. "
Pourquoi, dit-il, ne fais-tu pas plut�t ainsi ?" et sur-le-champ il se
brisa la t�te contre le montant en pierre de la porte de la prison ; la
cervelle jaillit, il expira. Puis on commen�a de cruelles poursuites contre les
amis et les clients des Gracques. Opimius, homme par ailleurs vertueux et digne,
fut plus tard condamn� dans un proc�s public et comme on se souvenait de sa
rigueur, il ne trouva aucune piti� chez ses concitoyens. Rupilius et Popilius
qui, pendant leur consulat, s'�taient d�cha�n�s avec la plus grande fureur
contre les amis de Tib�rius Gracchus furent ensuite, dans des proc�s publics,
justement accabl�s par la m�me haine.
Nous ajouterons � ce grand �v�nement un d�tail dont la connaissance est de
peu d'importance. C'est bien au consulat de cet Opimius que le tr�s c�l�bre
vin Opimien doit son nom. Qu'actuellement il n'y ait plus de ce vin, on peut le
supposer d'apr�s le nombre des ann�es, car depuis Opimius jusqu'� ton
consulat, Marcus Vinicius, il s'est �coul� cent cinquante et un ans.
L'acte d'Opimius par lequel il voulut venger des inimiti�s personnelles
rencontra peu d'approbation. Le ch�timent parut avoir �t� inflig� pour
satisfaire une haine particuli�re plut�t que pour prot�ger l'Etat.
VIII. - Vers ce temps-l�, sous le consulat de
Porcius et de Marcius, on conduisit une colonie � Narbonne.
Rapportons maintenant un exemple de la s�v�rit� des tribunaux. Le petit-fils
de Marcus Caton, l'ancien consul Ca�us Caton dont la m�re �tait la soeur de
Scipion l'Africain, fut condamn� pour concussion � son retour de Mac�doine,
bien que la contestation ne port�t que sur quatre mille sesterces. Tellement
les hommes de ce temps-l� tenaient compte de la volont� de commettre la faute
plut�t que de la grandeur de cette faute. Ils jugeaient l'acte d'apr�s
l'intention et c'est la nature du crime et non son �tendue qu'ils
appr�ciaient.
C'est vers cette m�me �poque qu'un seul jour vit le triomphe des deux fr�res
Marcus et Ca�us M�tellus. Exemple non moins illustre et jusqu'alors unique,
les fils de ce Fulvius Flaccus qui avait pris Capoue furent consuls en m�me
temps. Toutefois l'un d'eux avait �t� donn� en adoption. Il �tait entr�
comme fils adoptif dans la famille d'Acidinus Manlius. Quant aux deux M�tellus
qui furent censeurs en m�me temps, ce n'�taient pas deux fr�res mais deux
cousins germains. Seuls, les Scipions avaient eu un bonheur semblable.
Vers cette date, les Cimbres et les Teutons franchirent le Rhin et bient�t nos
nombreuses d�faites, puis les leurs les rendirent c�l�bres.
A la m�me �poque, Minucius qui construisit les portiques aujourd'hui encore
bien connus, obtint son glorieux triomphe sur les Scordiques.
IX. - C'est alors que brill�rent les orateurs
Scipion Emilien, L�lius, Servius Galba, les deux Gracques, Ca�us Fannius,
Papirius Carbo. Il faut citer encore M�tellus Numidicus, Scaurus et tout
particuli�rement Lucius Crassus et Marc Antoine. Aux g�nies de cette p�riode
succ�d�rent Ca�us C�sar Strabon et Publius Sulpicius. Quant � Quintus
Mucius, il doit sa c�l�brit� plut�t � sa science juridique qu'� son
�loquence proprement dite.
Vers la m�me �poque �galement, Afranius se rendit c�l�bre par ses com�dies
romaines, Pacuvius et Accius par leurs trag�dies, et leurs oeuvres peuvent
soutenir la comparaison avec celle des Grecs. Un autre �crivain sut donner �
son oeuvre une place honorable parmi celles de ces auteurs m�mes et si l'on
trouve plus d'art dans ces derni�res, il semble presque y avoir plus de vigueur
dans la sienne. Je veux parler de Lucilius dont le nom fut c�l�bre et qui
avait servi comme cavalier sous les ordres de Publius Scipion l'Africain pendant
la guerre de Numance. Vers la m�me date, Jugurtha et Marius, qui �taient
encore des jeunes gens, servaient sous le m�me Scipion l'Africain et
apprenaient dans le m�me camp un art qu'ils pratiqu�rent ensuite dans des
camps ennemis.
Sisenna, encore dans sa jeunesse, �crivait d�j� comme historien, mais il ne
publia son ouvrage sur les guerres civiles et les guerres de Sylla que plusieurs
ann�es apr�s, � un �ge assez avanc�. Caelius v�cut avant Sisenna ;
Rutilius, Claudius Quadrigarius et Val�rius Antias furent ses contemporains.
N'oublions d'ailleurs pas qu'� cette m�me g�n�ration appartenait Pomponius,
�crivain illustre par ses id�es, rude dans son style et qui se recommande par
l'invention d'un genre nouveau.
X. - Poursuivons par un trait de la
s�v�rit� des censeurs Cassius Longinus et Caepion. Il y a cent cinquante-sept
ans ils firent compara�tre devant eux l'augure L�pidus Emilius, lui reprochant
d'avoir lou� une maison six mille sesterces. Si aujourd'hui quelqu'un se
logeait � un prix semblable, c'est � peine si on reconna�trait en lui un
s�nateur. Tant on passe naturellement des vertus aux fautes, des fautes aux
vices, des vices � l'ab�me !
On vit vers la m�me �poque les illustres victoires de Domitius sur les
Arvernes et de Fabius sur les Allobroges. Fabius, petit-fils de Paul Emile, dut
� sa victoire le surnom d'Allobrogicus. Remarquons cette originalit� de la
famille des Domitius : son bonheur fut �clatant mais limit� � un petit nombre
de personnes. Pendant les sept g�n�rations qui pr�c�d�rent Cneius Domitius,
jeune homme d'une si noble simplicit�, il n'y eut dans cette famille que des
fils uniques, mais tous parvinrent au consulat ou au sacerdoce et presque tous
aux honneurs du triomphe.
Xl. - Vint alors la guerre de Jugurtha que
dirigea Quintus Metellus, le premier g�n�ral de son si�cle. Son lieutenant
fut Caius Marius, dont nous avons d�j� parl�. Chevalier de naissance, il
�tait grossier et rude mais d'une vertu irr�prochable ; aussi remarquable �
la guerre que d�testable pendant la paix, il �tait affam� de gloire,
insatiable, emport�, toujours agit�. Par l'interm�diaire des publicains et
des autres n�gociants d'Afrique, il accusa M�tellus de tra�ner, de prolonger
la guerre depuis trois ann�es d�j�, de montrer la morgue naturelle � la
noblesse et de vouloir s'�terniser dans le commandement. Il fit si bien
qu'ayant obtenu la permission d'aller � Rome, il fut nomm� consul ; on lui
confia m�me la direction d'une guerre que M�tellus avait presque termin�e en
mettant par deux fois Jugurtha en d�route. Metellus obtint cependant le
triomphe le plus �clatant et re�ut le surnom de Numidicus qu'il avait m�rit�
par sa loyaut� et son courage.
Nous avons signal� un peu plus haut l'�clat de la famille des Domitius ; il
faut noter aussi celle des C�cilius. A cette �poque, en effet, en moins de
douze ans, plus de douze M�tellus obtinrent soit le consulat, soit la censure,
soit le triomphe. On voit bien l� que, tout comme les villes et les empires,
les familles voient leur fortune fleurir, vieillir et dispara�tre.
XII. - D�s cette �poque, par une sorte de
pr�destination, Ca�us Marius se vit attacher comme questeur Lucius Sylla. Il
l'envoya aupr�s du roi Bocchus et s'empara ainsi du roi Jugurtha, il y a de
cela environ cent trente-huit ans. Marius fut d�sign� une seconde fois comme
consul et de retour � Rome, au d�but de ce deuxi�me consulat, il mena
Jugurtha dans son triomphe le jour des calendes de janvier.
C'est alors qu'on vit s'avancer, comme nous l'avons dit plus haut, un immense
flot de peuplades germaniques, les Cimbres et les Teutons. En Gaule, ils avaient
battu et mis en fuite les consuls Caepion et Manlius et avant eux Carbon et
Silanus ; ils les avaient d�pouill�s de leurs arm�es, ils avaient �gorg�
l'ancien consul Scaurus Aur�lius et d'autres personnages tr�s illustres. Le
peuple romain pensa alors qu'aucun g�n�ral n'�tait plus capable que Marius de
repousser de si puissants ennemis et on multiplia ses consulats. Le troisi�me
se passa en pr�paratifs de guerre. Cette ann�e-l�, le tribun du peuple Cneius
Domitius proposa une loi qui donnait au peuple la nomination des pr�tres,
jusque-l� choisis par leurs coll�gues. Pendant son quatri�me consulat,
Manlius en vint aux mains avec les Teutons au del� des Alpes, pr�s d'Aix. Il
massacra, tant le premier que le second jour, plus de cent cinquante mille
ennemis et la nation des Teutons fut an�antie. Pendant son cinqui�me consulat,
c'est de ce c�te des Alpes, dans les plaines nomm�es Raudiennes que le consul
Manlius aid� du proconsul Quintus Lutatius Catulus, livra lui-m�me une
bataille d�cisive qui fut tout � fait heureuse. Plus de cent mille hommes
furent tu�s ou pris. Par cette victoire, Marius semble avoir m�rit� que
l'Etat n'ait pas de regret de sa naissance, et avoir fait autant de bien que de
mal. Un sixi�me consulat lui fut donn� pour le r�compenser de ses services.
Ne d�pouillons pas cependant ce consulat de ce qui le rend glorieux. Avec une
sorte de fr�n�sie, Servilius Glaucia et Saturninus Apuleius prolongeaient
leurs magistratures, d�chiraient l'Etat et allaient jusqu'� disperser les
comices par la violence et le massacre. Ce consul les dompta par les armes et
ces hommes abominables furent punis de mort dans la curie Hostilia.
XIII. - Puis quelques ann�es se pass�rent et on nomma tribun Marcus Livius Drusus. C'�tait un homme remarquable par sa noblesse, son �loquence, son honn�tet�. II montra dans tous ses projets une intelligence et des intentions bien meilleures que les r�sultats qu'il obtint. Il voulait r�tablir le s�nat dans son antique gloire et lui rendre l'exercice de la justice. Les chevaliers avaient en effet obtenu le pouvoir judiciaire par les lois des Gracques. Apres avoir durement frapp�, malgr� leur compl�te innocence, de nombreux citoyens des plus illustres, ils avaient poursuivi en vertu de la loi sur les concussions, Publius Rutilius, l'homme le plus vertueux non seulement de son si�cle, mais de tous les temps et l'avaient condamn�, � la grande douleur de toute la cit�. Dans les entreprises m�mes o� il travaillait pour le s�nat, Drusus eut le s�nat comme adversaire. Celui-ci ne comprenait pas que si les mesures de Drusus �taient en quelque point favorables � la pl�be, c'�tait pour prendre la foule comme par un app�t ou dans un filet et pour que le peuple, en �change de faibles avantages, en abandonn�t de plus grands. Bref, le destin de Drusus fut tel que le s�nat aima mieux approuver les actes nuisibles de ses coll�gues que ses projets, tout excellents qu'ils fussent, m�prisa l'honneur qu'il voulait lui rendre, accepta avec calme les outrages dont les autres l'accablaient, et se montra envieux de l'immense renomm�e de Drusus alors qu'il n'�tait pas bless� de la gloire moins �clatante de ses adversaires.
XIV. - Comme le succ�s ne r�compensait pas
ses bonnes intentions, Drusus changeant d'id�e voulut donner le droit de cit�
� l'Italie. Il y travaillait, quand revenant du forum entour� de cette foule
immense et confuse qui l'escortait toujours, il fut frapp� d'un coup de couteau
dans la cour m�me de sa maison. L'arme resta fix�e dans son cot� et il mourut
en quelques heures. Comme il allait rendre le dernier souffle, il murmura, � la
vue du grand nombre de ceux qui l'entouraient en pleurant, une parole qui
convient bien � l'honn�tet� de sa conscience : "O mes parents et mes
amis, dit-il, I'Etat retrouvera-t-il un citoyen semblable � moi ? " Telle
fut la fin de cet illustre jeune homme.
Ne passons pas sous silence cet autre trait de son caract�re : il faisait
b�tir une maison sur le Palatin, � cet endroit m�me o� habita jadis
Cic�ron, puis Censorinus et o� habite maintenant Statilius Sisenna. Son
architecte lui promit qu'il construirait une maison d'o� il pourrait voir tout
autour de lui et o� il serait � l'abri de tous les indiscrets, sans qu'aucun
voisin y p�t plonger ses regards. "Eh bien, dit-il, si tu es si habile,
dispose ma maison pour que tout ce que je ferai puisse �tre aper�u de tout le
monde."
Parmi les lois de Gracchus, je compterais au nombre des plus dangereuses celle
qui �tablit des colonies hors d'Italie. C'est une chose que nos anc�tres
avaient �vit�e avec soin : car ils avaient remarqu� combien Carthage
l'emportait en puissance sur Tyr sa m�tropole, Marseille sur Phoc�e, Syracuse
sur Corinthe, Cyzique et Byzance sur Milet, et toujours ils avaient fait revenir
en Italie, pour les op�rations du cens, les citoyens romains �tablis dans les
provinces. La premi�re colonie qui fut fond�e hors d'Italie fut Carthage.
XV. - La mort de Drusus fit �clater la guerre
d'Italie qui couvait depuis longtemps. C'est en effet sous le consulat de Lucius
C�sar et de Publius Rutilius, il y a cent vingt ans, que toute l'Italie prit
les armes contre les Romains. Le mal prit naissance chez les habitants
d'Asculum, comme le montre l'assassinat du pr�teur Servilius et du l�gat
Fonteius, puis gagna les Marses et se r�pandit dans toutes les autres r�gions.
Le sort de ces peuples fut d�plorable et cependant leur cause �tait tr�s
juste.
Ils demandaient en effet � faire partie de cette cit� dont leurs armes
d�fendaient l'empire. Chaque ann�e, � chaque guerre ils fournissaient un
double contingent de fantassins et de cavaliers. On leur refusait cependant le
droit d'entrer dans cette cit� qui, gr�ce � eux, s'�tait �lev�e si haut
qu'elle pouvait m�priser des hommes de m�me famille et de m�me sang, comme
s'ils �taient des �trangers d'autres races. Cette guerre fit perdre �
l'Italie plus de trois cent mille jeunes gens. Du c�t� des Romains, les
g�n�raux qui s'illustr�rent le plus furent Cneius Pomp�e, p�re du grand
Pomp�e, Ca�us Marius dont nous avons d�j� parl�, Lucius Sylla qui, l'ann�e
pr�c�dente, avait rempli les fonctions de pr�teur, et Quintus M�tellus, fils
de M�tellus Numidicus, qui avait obtenu � bon droit le surnom de Pius. Son
p�re en effet avait �t� banni de la cit� par Lucius Saturninus parce que
seul il avait refus� de pr�ter serment aux lois de ce tribun. Par sa pi�t�
filiale et gr�ce � l'autorit� du s�nat et au consentement des citoyens,
Quintus le fit rentrer d'exil. Les triomphes et les magistratures de M�tellus
Numidicus contribu�rent moins � sa gloire que le motif de son exil, cet exil
lui-m�me et son retour.
XVI. - Du c�t� des Italiens, les plus
illustres chefs furent Silo Popaedius, H�rius Asinius, Insteius Caton, Ca�us
Pontidius, T�l�sinus Pontius, Marius Egnatius et Papius Mutilus.
Pour moi, respectueux de la v�rit� historique, je ne saurais par discr�tion
d�rober � ma famille une partie de sa gloire. Minatus Magius d'Aeculanum, mon
trisa�eul, est bien digne en effet qu'on rappelle son nom. Petit-fils du
premier citoyen de Capoue Decius Magius, homme bien connu pour sa loyaut�,
Minatus se montra dans cette guerre si loyal envers les Romains qu'avec une
l�gion qu'il avait lev�e lui-m�me chez les Hirpins, il prit Herculanum avec
Titius Didius, assi�gea Pomp�i avec Lucius Sylla et s'empara de Cosa. Bien des
historiens ont parl� de ses vertus mais celui qui les met le mieux en lumi�re,
c'est Quintus Hortensius dans ses Annales. Le peuple romain rendit pleinement
hommage � son remarquable d�vouement, car il lui fit don du droit de cit� �
titre personnel et nomma ses deux fils pr�teurs � une �poque o� l'on n'en
nommait que six � la fois.
Pendant la guerre d'Italie, la fortune se montra si changeante et si cruelle
qu'en deux ann�es cons�cutives l'ennemi tua deux consuls romains, Rutilius,
puis Cato Porcius et dispersa en bien des endroits les arm�es romaines, qu'on
endossa le sagum et qu'on dut le garder pendant longtemps. Comme capitale de
leur empire, les Italiens avaient choisi Corfinium qu'ils d�cid�rent d'appeler
Italica. Puis Rome admit peu � peu dans la cit� ceux qui n'avaient pas pris
les armes ou ceux qui les avaient d�pos�es le plus vite. Elle r�para ainsi
ses forces ; enfin Pomp�e, Sylla et Marius redress�rent l'Etat romain
�branl� et chancelant.
XVII. - Si l'on n�glige ce fait que la guerre continuait encore autour de Nole, on avait en tr�s grande partie achev� la guerre d' Italie ; les Romains pr�f�r�rent �tre presque r�duits eux-m�mes � d�poser les armes et ne donner le droit de cit� qu'� des peuples vaincus et ruin�s plut�t que de l'accorder � tous en gardant leurs forces intactes. Le consulat fut alors donn� � Quintus Pomp�e et � Lucius Corn�lius Sylla, homme qu'on ne peut assez louer tant que la victoire ne fut pas achev�e, ni assez bl�mer apr�s cette victoire. Il �tait issu d'une famille noble et sixi�me descendant de Corn�lius Rufinus, l'un des plus illustres g�n�raux de la guerre de Pyrrhus. Voyant que l'�clat de sa famille avait pali, il se conduisit longtemps de telle sorte qu'on crut qu'il n'avait aucune intention de briguer le consulat. Puis apr�s sa pr�ture, il se fit remarquer dans la guerre d'Italie. Auparavant, il s'�tait signal� en Gaule comme l�gat de Marius en mettant en fuite des chefs ennemis tr�s r�put�s. Ces succ�s lui firent prendre courage ; il brigua le consulat et fut �lu presque � l'unanimit�. Des voix. Cependant il n'obtint cet honneur qu'� l'�ge de quarante-neuf ans.
XVIII. - Vers la m�me �poque v�cut
Mithridate, roi du Pont, homme qu'on ne peut passer sous silence et dont on ne
saurait parler � la l�g�re, ardent � combattre, remarquablement courageux,
sup�rieur � tous parfois par la chance et toujours par l'�nergie. C'�tait un
chef dans les d�cisions, un soldat dans la lutte et par sa haine contre les
Romains, un nouvel Hannibal. Il s'empara de l'Asie et y fit tuer tous les
citoyens romains. Bien plus, dans les lettres qu'il avait envoy�es aux cit�s,
avec la promesse d'immenses r�compenses, il avait ordonn� de les faire p�rir
le m�me jour, � la m�me heure. Personne � cette �poque n'�gala les
Rhodiens par leur courage contre Mithridate ni par la loyaut� envers les
Romains. Cette loyaut� fut mise en lumi�re par la perfidie des Mytil�niens
qui livr�rent encha�n�s � Mithridate, Manius Aquilius et d'autres Romains et
� qui plus tard Pomp�e ne rendit la libert� qu'en consid�ration du seul
Th�ophane. Mithridate effrayait l'Italie qu'il semblait menacer, quand le sort
donna � Sylla la province d'Asie.
Celui-ci parti de Rome s'attarda devant Nole. Cette ville, en effet, s'ent�tait
� continuer la lutte et soutenait le si�ge de l'arm�e romaine, comme si elle
se repentait d'�tre rest�e plus que toutes scrupuleusement fid�le pendant la
guerre punique. Mais le tribun de la pl�be Publius Sulpicius, homme �loquent,
actif, bien connu pour sa fortune, son cr�dit, ses relations, la vigueur de son
intelligence et de son caract�re, et qui jusque-l� avait par l'honn�tet� de
ses desseins recherch� la parfaite estime du peuple, parut alors avoir honte de
ses vertus et consid�rer que les r�sultats payaient mal ses bonnes intentions.
Devenu subitement un mauvais citoyen et aveugl� par l'ambition, il s'allia �
Ca�us Marius qui, malgr� ses soixante-dix ans pass�s, continuait � convoiter
commandements et provinces, et proposa au peuple une loi qui �tait son
commandement � Sylla et confiait � Ca�us Marius la guerre contre Mithridate.
Il pr�senta aussi d'autres lois funestes et d�testables, intol�rables dans un
�tat libre. Bien plus, il fit tuer par des agents secrets de son parti le fils
du consul Quintus Pomp�e, gendre de Sylla.
XIX. - Sylla rassembla alors une arm�e, revint � Rome, y entra avec ses troupes, chassa de la ville les douze auteurs de ces lois nouvelles et d�testables, notamment Marius, le fils de Marius et Publius Sulpicius, puis fit voter une loi qui les bannissait. Sulpicius rejoint par des cavaliers dans les marais de Laurente fut �gorg� et sa t�te dress�e et expos�e devant les rostres fut comme le pr�sage des proscriptions imminentes. Apr�s six consulats et �g� de plus de soixante-dix ans, Marius nu et disparaissant dans une vase qui ne laissait � d�couvert que ses yeux et son nez, fut arrach� du milieu des roseaux pr�s du marais de Marica, o� il s'�tait cach� pour �chapper � la poursuite des cavaliers de Sylla. On lui jeta au cou une lani�re de cuir et sur l'ordre d'un des duumvirs, il fut conduit dans la prison de Minturnes. On envoya pour le tuer un esclave public, arm� d'une �p�e. C'�tait pr�cis�ment un Germain qui avait �t� fait prisonnier par notre g�n�ral dans la guerre des Cimbres. Des qu'il reconnut Marius, il poussa un grand g�missement et montra ainsi qu'il s'indignait du sort d'un tel homme. Jetant son �p�e, il s'enfuit de la prison. Alors les citoyens, apprenant d'un ennemi, � plaindre celui qui, peu auparavant, �tait le premier citoyen de Rome, munirent Marius d'argent pour le voyage, lui donn�rent des v�tements et le mirent dans un bateau. Il rejoignit son fils pr�s d'Aenaria, se dirigea vers l'Afrique o� il mena une vie mis�rable dans une hutte au milieu des ruines de Carthage ; et ainsi Marius consid�rant Carthage et Carthage regardant Marius pouvaient se consoler entre eux.
XX. - Cette ann�e-l� fut la premi�re o� le
sang d'un consul souilla les mains d'un soldat romain : en effet Quintus
Pomp�e, coll�gue de Sylla, qui se trouvait � l'arm�e du proconsul Cneius
Pomp�e, y fut tu� dans une r�volte dont l'instigateur, il est vrai, avait
�t� le g�n�ral lui-m�me.
Cinna ne fut pas plus mod�r� que Marius et Sulpicius. Quand le droit de cit�
avait �t� donn� � l'Italie, on avait group� les nouveaux citoyens dans huit
tribus : ainsi la force qu'ils tenaient du nombre ne pouvait nuire � la
dignit� des anciens citoyens et on ne voyait pas ceux qui avaient re�u le
bienfait plus puissants que ceux qui l'avaient accord�. Mais Cinna promit aux
nouveaux citoyens de les r�partir entre toutes les tribus. Cette raison avait
attir� � Rome une foule immense venue de l'Italie enti�re. Il fut chass� de
Rome par les forces de son coll�gue et du parti aristocratique et, comme il se
dirigeait vers la Campanie, un s�natus-consulte d�cida qu'il �tait d�chu de
son consulat et nomma � sa place Lucius Corn�lius M�rula, flamine de Jupiter.
Si un tel outrage �tait m�rit�, il n'�tait pas digne de passer en exemple.
Alors Cinna corrompit les centurions et les tribuns � prix d'argent, puis les
soldats eux-m�mes en leur faisant esp�rer des largesses, et se fit accueillir
comme g�n�ral par l'arm�e qui �tait devant Nole. Lorsque tous les soldats
lui eurent pr�t� serment, il garda les insignes du consulat et fit marcher ses
troupes contre sa patrie. Il s'appuyait sur le nombre consid�rable des nouveaux
citoyens parmi lesquels il avait pu lever plus de trois cents cohortes dont il
avait form� trente corps analogues � des l�gions. Il fallait � son parti
l'appui d'un nom illustre : il rappela d'exil Caius Marius et son fils ainsi que
les citoyens qui avaient �t� chass�s avec eux.
XXI. - Pendant que Cinna portait la guerre
contre sa patrie, voyons quelle fut l'attitude de Cneius Pomp�e p�re du grand
Pomp�e. D�j� auparavant, dans la guerre des Marses et surtout sur le
territoire du Pic�num, il avait, comme nous l'avons dit, bien servi l'Etat par
ses exploits. Il s'�tait empar� d'Asculum, ville autour de laquelle, malgr�
la dispersion de nos forces en bien d'autres r�gions, soixante-quinze mille
citoyens romains s'�taient, en un m�me jour, rencontr�s avec plus de soixante
mille Italiens. Mais, � ce moment, se voyant frustr� de l'espoir de se
maintenir au consulat, il resta h�sitant et neutre entre les partis. Ainsi
toute sa conduite n'�tait dict�e que par son int�r�t ; il semblait �pier
les occasions pr�t � se porter, lui et son arm�e, ici ou l�, du c�t� o�
il verrait briller le plus grand espoir de puissance. Finalement, c'est � Cinna
qu'il livra un grand et sanglant combat. Combien cette bataille, qui se d�roula
tout enti�re sous les murs et pr�s des foyers romains, fut d�sastreuse pour
les combattants comme pour les spectateurs, les mots sont presque impuissants �
l'exprimer. Elle fut suivie d'une peste qui ravagea les deux arm�es, comme si
la guerre ne les avait pas suffisamment �puis�es, et Cneius Pomp�e mourut. Sa
disparition fut presque plus agr�able que ne fut douloureuse la perte des
citoyens qui p�rirent par le fer ou la maladie. Le peuple romain qui l'avait
ha� de son vivant tourna sa fureur contre son cadavre. On ne sait s'il y eut
deux ou trois familles du nom de Pomp�e. Mais le premier consul de ce nom est
Quintus Pomp�e qui fut coll�gue de Cneius Servilius, il y a environ cent
soixante-sept ans.
Cinna et Marius apr�s ces batailles o� coula le sang des deux partis
occup�rent Rome, mais, Cinna y entra le premier et fit une loi pour rappeler
d'exil Marius.
XXII. - Bient�t apr�s, par un retour fatal
� ses concitoyens, Ca�us Marius entra dans Rome. Rien n'e�t �t� plus cruel
que sa victoire si celle de Sylla n'�tait survenue peu apr�s. La fureur des
soldats �pargna les citoyens obscurs ; les hommes les plus grands et les plus
distingu�s de la cit� furent accabl�s par des supplices de toutes sortes.
Entre autres, le consul Octavius, homme d'un caract�re extr�mement doux, fut
tu� sur l'ordre de Cinna. Quant � M�rula qui s'�tait d�mis de son consulat
peu avant l'arriv�e de Cinna, il s'ouvrit les veines, en r�pandit le sang sur
les autels, invoqua une derni�re fois les dieux qu'il avait souvent invoqu�s,
comme pr�tre de Jupiter, pour le salut de la patrie, leur demanda de maudire
Cinna et son parti et mit fin � une vie qui avait si bien servi l'�tat. Marc
Antoine, un des premiers citoyens et des premiers orateurs, mourut sur l'ordre
de Marius et de Cinna, perc� par l'�p�e de soldats qui avaient �t�
eux-m�mes arr�t�s un moment par son �loquence. Quintus Catulus s'�tait
rendu tr�s c�l�bre par ses vertus et surtout par la guerre des Cimbres dont
il avait partag� la gloire avec Marius. Comme on le recherchait pour le mettre
� mort, il s'enferma dans un local qu'on venait de cr�pir avec de la chaux et
du sable, y apporta du feu afin de donner plus de force � l'odeur qui s'en
d�gageait, absorba cette vapeur mortelle et, s'�tant ainsi �touff�, il
mourut comme le voulaient ses ennemis mais non de la mani�re qu'ils voulaient.
Tout allait � sa perte dans l'Etat ; cependant il ne se trouvait personne
encore qui e�t l'audace de faire don des biens d'un citoyen romain ou le
courage de les demander. Plus tard on alla jusque-l� : ainsi la cruaut� �tait
inspir�e par l'avidit� ; la mesure des biens r�glait la mesure de la faute ;
celui qui �tait riche devenait par l� coupable et payait lui-m�me sa propre
mort. Rien ne paraissait honteux de ce qui �tait profitable.
XXIII. Puis Cinna commen�a un second
consulat, et Marius un septi�me qui d�shonorait les pr�c�dents et au d�but
duquel il mourut de maladie. Cet homme le plus dangereux pour les ennemis
pendant la guerre et pour les citoyens pendant la paix, �tait tout � fait
incapable de rester en repos. A sa place, on nomma consul subrog� Val�rius
Flaccus, l'auteur de la plus honteuse des lois qui permettait de se lib�rer
envers ses cr�anciers par le versement du quart de sa dette : acte dont il fut
justement puni moins de deux ans apr�s.
Comme Cinna �tait ma�tre de l'Italie, la plus grande partie de la noblesse se
r�fugia aupr�s de Sylla en Acha�e puis en Asie. Cependant Sylla livrait
bataille aux lieutenants de Mithridate, du c�t� de l'Attique, de la Bo�tie et
de la Mac�doine. Il reprit Ath�nes et apr�s avoir accompli un travail immense
autour des multiples fortifications du port du Pir�e, il tua plus de deux cent
mille hommes et en prit un nombre �gal. Celui qui rendrait les Ath�niens
responsables de l'insurrection qui valut � Ath�nes d'�tre assi�g�e par
Sylla, se montrerait assur�ment ignorant de la v�rit� historique. En effet,
la fid�lit� des Ath�niens � l'�gard des Romains �tait si s�re que
toujours et en toute occasion, les Romains avaient l'habitude de dire d'un acte
d'une probit� scrupuleuse qu'il �tait accompli avec une fid�lit�
ath�nienne. Mais � cette date, accabl�s par les armes de Mithridate, ces
hommes se trouvaient dans la situation la plus mis�rable : les ennemis
occupaient leur ville et leurs amis l'assi�geaient ; si, par leurs �mes, ils
�taient en dehors des murs, leurs corps esclaves de la n�cessit� se
trouvaient � l'int�rieur des remparts.
Sylla passa ensuite en Asie. Il y trouva Mithridate soumis � tout et suppliant.
Il exigea de lui de l'argent et une partie de ses vaisseaux, le contraignit �
abandonner l'Asie et toutes les autres provinces qu'il avait occup�es par les
armes, se fit rendre les prisonniers, ch�tia les d�serteurs et les coupables,
et lui donna l'ordre de se contenter du territoire de ses anc�tres
c'est-�-dire du royaume du Pont.
XXIV. - Avant l'arriv�e de Sylla, Caius
Flavius Fimbria, alors chef de la cavalerie, avait assassin� l'ancien consul
Val�rius Flaccus. Il s'�tait empar� de son arm�e qui lui avait d�cern� le
titre de g�n�ral puis avait eu la chance de battre et de mettre en fuite
Mithridate ; comme Sylla approchait, il se suicida. Les desseins de ce jeune
homme �taient de la plus coupable audace, mais il les avait ex�cut�s avec
courage.
La m�me ann�e, le tribun du peuple Publius Laenas fit jeter du haut de la
roche Tarp�ienne Sextus Lucilius qui avait �t� tribun l'ann�e pr�c�dente.
Puis il cita ses coll�gues en justice et comme ceux-ci, saisis de crainte,
s'�taient r�fugi�s aupr�s de Sylla, il leur interdit l'eau et le feu.
A cette date, Sylla avait r�tabli l'ordre dans les pays d'outre-mer ; il avait
�t� le premier des Romains � recevoir les ambassadeurs des Parthes ; il avait
consult� quelques-uns d'entre eux qui �taient mages et ils r�pondirent que
certaines marques imprim�es sur son corps indiquaient qu'il �galerait les
dieux avant et apr�s sa mort. Il revint donc en Italie mais ne fit d�barquer
� Brindes que trente mille hommes, bien qu'il e�t devant lui plus de deux cent
mille ennemis. Je ne vois rien dans les actes de Sylla de plus remarquable que
le fait suivant : pendant trois ans, les partisans de Cinna et de Marius
occup�rent l'Italie ; il ne dissimula pas son intention de les combattre, sans
abandonner toutefois ce qu'il avait entrepris. Il fallait, pensait-il, faire la
guerre � l'ennemi et l'�craser, avant de punir ses concitoyens, repousser les
dangers de l'ext�rieur et vaincre d'abord l'�tranger pour triompher ensuite
des ennemis de l'int�rieur.
Avant l'arriv�e de Lucius Sylla, Cinna fut tu� par son arm�e, � la suite
d'une r�volte. Il m�ritait plut�t de mourir selon le caprice des vainqueurs
que d'�tre victime de la col�re de ses soldats. On peut dire vraiment de lui
qu'il osa ce qu'aucun honn�te homme n'e�t os�, qu'il accomplit ce que seul
pouvait accomplir l'homme le plus courageux et que, s'il fut t�m�raire dans
ses desseins, il fut vraiment un homme dans leur ex�cution. On ne nomma
personne pour le remplacer et Carbo resta seul consul pendant toute l'ann�e.
XXV. - On pouvait croire que Sylla �tait venu en Italie non en ennemi et en vengeur mais en artisan de la paix, tant �taient grands le calme de son arm�e et le soin avec lequel elle respectait r�coltes, champs, hommes et villes quand, traversant la Calabre et l'Apulie, il la conduisait vers la Campanie. Il essaya alors par de justes conditions et d'�quitables accords de mettre fin � la guerre. Mais ceux que poussait une ambition d�testable et sans mesure ne pouvaient aimer la paix. Cependant l'arm�e de Sylla grossissait de jour en jour par l'afflux des citoyens les meilleurs et les plus sages. Puis Sylla eut la chance d'en finir heureusement pr�s de Capoue avec les consuls Scipion et Norbanus : Norbanus fut vaincu dans une bataille, Scipion fut abandonn� et livr� par son arm�e. Sylla le renvoya sans lui faire aucun mal. Il y avait tant de diff�rence chez Sylla entre le combattant et le vainqueur que, pendant qu'il gagnait la victoire, il �tait plus doux que l'homme le plus mod�r� et qu'apr�s la victoire il d�passait en cruaut� tout ce qu'on connaissait. C'est ainsi qu'il renvoya sain et sauf, comme nous l'avons dit, le consul Scipion � qui il avait enlev� son arm�e, puis Quintus Sertorius, qui devait malheureusement allumer bient�t la guerre la plus terrible, et bien d'autres encore dont il s'�tait rendu ma�tre. Il voulait, � mon avis, montrer par son exemple qu'il pouvait y avoir dans le m�me individu deux �mes tr�s diff�rentes. Apr�s la victoire qu'il remporta sur Ca�us Norbanus, pr�s du mont Tifata, il s'acquitta de sa dette de reconnaissance envers Diane, divinit� � qui est consacr�e cette r�gion, et voua � cette d�esse avec tout le territoire environnant, des sources que leur heureuse action sur les corps des malades avait rendues c�l�bres. Le souvenir de cette cons�cration reconnaissante est rappel�e par une inscription fix�e aujourd'hui encore au portail du temple et par une table de bronze qui se trouve plac�e � l'int�rieur du sanctuaire.
XXVI.- Carbon fut ensuite consul pour la
troisi�me fois avec Ca�us Marius, jeune homme de vingt-six ans, fils de ce
Marius qui avait obtenu sept fois le consulat. Semblable � son p�re par le
caract�re, il v�cut moins longtemps que lui ; il fit preuve de beaucoup
d'activit� et de courage et ne se montra jamais indigne du nom qu'il portait.
Repouss� par Sylla dans une bataille rang�e pr�s de Sacriport, il se retira,
lui et son arm�e, dans Pr�neste, ville qui, d�j� pourvue de fortifications
naturelles, avait re�u une solide garnison.
Pour mettre le comble aux malheurs publics, on rivalisait de crimes dans cette
Rome o� l'on avait toujours rivalis� de vertus, et celui-l� se jugeait le
meilleur qui s'�tait montr� le pire. Pendant qu'on se battait � Sacriport,
Domitius, le grand pontife Scaevola bien connu par ses ouvrages sur les lois
divines et humaines, l'ancien pr�teur Ca�us Carbo, fr�re du consul, et
l'ancien �dile Antistius furent �gorg�s dans la curie Hostilia sur l'ordre du
pr�teur Damasippus, sous pr�texte qu'ils soutenaient le parti de Sylla.
N'enlevons pas � Calpurnia, fille de Bestia, femme d'Antistius, la gloire que
m�rite sa tr�s noble action. Apr�s que son mari eut �t� �gorg�, comme
nous venons de le dire, elle se per�a elle-m�me d'une �p�e. Que de gloire,
que de renomm�e elle en a retir� ! Sa brillante attitude �clipse celle de son
p�re.
XXVII. - Mais Pontius T�l�sinus, chef des
Samnites, homme au caract�re intr�pide et vaillant soldat, profond�ment
hostile � tout ce qui portait le nom romain, rassembla environ quarante mille
hommes des plus courageux et des moins dispos�s � d�poser les armes. Sous le
consulat de Carbo et de Marius, il y a cent onze ans, le jour des Calendes de
novembre, il livra bataille � Sylla pr�s de la porte Colline et parvint � le
mettre, lui et l'�tat, dans une situation critique. Rome n'avait pas couru un
plus grand danger, quand elle vit � moins de trois milles le camp d'Hannibal,
qu'en ce jour o� T�l�sinus, volant de rang en rang � travers son arm�e,
criait partout que c'�tait pour les Romains le dernier jour, vocif�rait qu'il
fallait renverser et d�truire leur ville, ajoutant qu'il y aurait toujours des
loups pr�ts � ravir la libert� de l'Italie, si on ne rasait la for�t qui
�tait leur habituel refuge. C'est seulement apr�s la premi�re heure de la
nuit que l'arm�e romaine put respirer et que l'ennemi se retira. T�l�sinus
fut trouv� le lendemain � demi-mort, mais son visage �tait celui d'un
vainqueur plut�t que d'un mourant. Sur l'ordre de Sylla, sa t�te fut coup�e,
plant�e au bout d'une pique et port�e autour de Pr�neste.
Alors seulement le jeune Ca�us Marius voyant sa situation d�sesp�r�e, tenta
de s'�vader par des souterrains qui, par une disposition ing�nieuse, menaient
en divers endroits de la campagne. Mais, au moment o� il sortait � l'une des
issues, il fut tu� par des gens post�s l� tout expr�s. Selon certains, il se
donna lui-m�me la mort ; selon d'autres, Marius et le jeune fr�re de
T�l�sinus, qui avait �t� assi�g� et s'enfuyait avec lui, succomb�rent
sous les coups qu'ils se port�rent mutuellement. Quelle qu'ait �t� sa mort,
aujourd'hui encore la grande image de son p�re n'obscurcit pas sa m�moire. Il
est facile de savoir ce que Sylla pensait de lui ; ce n'est en effet qu'apr�s
la mort de ce jeune homme qu'il prit le surnom d'Heureux, surnom qu'il aurait eu
tous les droits de revendiquer s'il e�t en un m�me jour achev� sa victoire et
sa vie.
Le si�ge de Marius dans Pr�neste, avait �t� dirig� par Ofella Lucr�tius
qui, d'abord pr�teur de l'arm�e de Marius, �tait pass� au parti de Sylla.
Pour qu'on garde � jamais le souvenir de l'heureux jour o� il avait vaincu
l'arm�e des Samnites et de T�l�sinus, Sylla institua les jeux du cirque que
l'on c�l�bre encore aujourd'hui sous le nom de jeux de la Victoire de Sylla.
XXVIII. - Peu de temps avant que Sylla combatt�t � Sacriport, les hommes de son parti, les deux Servilius � Clusium, M�tellus Pius � Faventia et Marcus Lucullus pr�s de Fidentia, avaient par d'�clatantes victoires mis en fuite les arm�es ennemies. Il semblait que les maux de la guerre civile fussent termin�s, quand la cruaut� de Sylla les accrut. Il fut en effet nomm� dictateur. Depuis cent vingt ans, personne n'avait re�u cette charge, et le dernier dictateur d�sign� l'avait �t� une ann�e apr�s qu'Hannibal eut quitt� l'Italie. On voit par l� que le peuple romain n'avait recours � cette magistrature que sous la pression de la crainte et qu'une fois le p�ril pass�, il en redoutait la puissance. Ce pouvoir que ses pr�d�cesseurs avaient employ� � prot�ger la patrie des plus grands p�rils, Sylla l'employa � donner libre cours � sa cruaut� effr�n�e. C'est lui qui fut le premier (pl�t au ciel qu'il e�t �t� le dernier) � donner l'exemple des proscriptions. Ainsi, dans cette cit� o�, pour une insulte un peu vive, on rend justice � un individu qui figure sur la liste des histrions, I'Etat �tablissait une prime pour chaque citoyen romain �gorg�. Celui-l� recevait le plus qui avait assassin� le plus ; la mort d'un ennemi ne rapportait pas plus que la mort d'un citoyen ; chacun payait lui-m�me son propre assassinat. On ne se d�cha�na pas seulement contre les adversaires qui avaient combattu par les armes mais aussi contre bien des innocents. Plus encore : les biens des proscrits furent vendus. D�pouill�s des richesses paternelles, les enfants se voyaient enlever jusqu'au droit de briguer les honneurs et, fait le plus r�voltant, les fils des s�nateurs supportaient les charges de leur rang, tout en en perdant les pr�rogatives.
XXIX. Au moment o� Sylla arrivait en Italie,
il y a de cela cent treize ans, Cneius Pomp�e, fils du consul Cneius Pomp�e,
dont nous avons d�j� signal� les brillants exploits contre les Marses, bien
qu'il n'e�t que vingt-trois ans et qu'il ne p�t compter que sur ses propres
ressources et ses propres conseils, eut l'audace de former de grands desseins et
vint glorieusement � bout de ses entreprises. Pour venger sa patrie et la
r�tablir dans son ancienne gloire, il leva une solide arm�e dans le Pic�num
dont le territoire �tait presque enti�rement peupl� de clients de son p�re.
Telle est la grandeur de cet homme qu'il faudrait lui consacrer plusieurs
volumes, mais les dimensions de mon ouvrage m'obligent � en parler bri�vement.
Par sa m�re Lucilia, il descendait d'une famille s�natoriale ; il avait une
beaut� remarquable, non pas celle qui est la parure de la jeunesse dans sa
fleur, mais cette beaut� que donnent la gravit� et l'�nergie et qui convient
� la haute fortune qui fut la sienne jusqu'au dernier jour de sa vie. Sa vertu
�tait remarquable, ses moeurs irr�prochables, son �loquence plut�t
m�diocre. Il d�sirait vivement le pouvoir, pourvu qu'on le lui confi�t pour
l'honorer et qu'il n'e�t pas � s'en emparer par la force. Tr�s habile
g�n�ral pendant la guerre, il �tait pendant la paix, du moins quand il ne
craignait pas de trouver un �gal, un citoyen tr�s modeste. Il se montrait
fid�le dans ses amiti�s, toujours pr�t � pardonner les offenses, tr�s loyal
une fois r�concili� et tr�s facile � satisfaire. Il n'usa jamais ou n'usa
que bien rarement de son pouvoir jusqu'� la violence. Il �tait � peu pr�s
exempt de vices, si toutefois ce n'est pas l'un des plus grands que de ne
pouvoir souffrir un �gal dans une cit� ma�tresse du monde o� tous les
citoyens avaient les m�mes droits. Depuis l'�ge d'homme, il n'avait cess� de
servir dans l'arm�e de son p�re, g�n�ral fort habile. Gr�ce � une
intelligence vive et apte � bien comprendre les choses, il avait acquis une
remarquable habilet� dans l'art militaire, et si Sertorius louait davantage
M�tellus, c'est Pomp�e qu'il craignait le plus.
XXX. - C'est alors que l'ancien pr�teur
Marcus Perpenna, l'un des proscrits, homme plus noble par sa race que par son
caract�re, assassina Sertorius � Osca au milieu d'un festin. Ce crime
abominable qui assura la victoire aux Romains, ruina son parti et lui valut �
lui-m�me la plus honteuse des morts. M�tellus et Pomp�e re�urent le triomphe
pour la guerre d'Espagne. Mais Pomp�e n'�tait, quand il triompha, qu'un simple
chevalier, car il n'avait pas encore exerc� le consulat quand il entra dans
Rome sur son char triomphal. Chose �tonnante, cet homme que tant de pouvoirs
extraordinaires avaient port� au fa�te des honneurs ne put voir sans
irritation le S�nat et le peuple romain autoriser Caius C�sar � briguer
malgr� son absence un second consulat. Tant il est naturel aux hommes de tout
se pardonner � eux-m�mes, de ne rien pardonner aux autres et de concevoir de
la jalousie en tenant compte non des faits, mais des sentiments et des
personnes. Pendant ce consulat Pomp�e restaura la puissance tribunitienne dont
Sylla n'avait laiss� que l'ombre sans r�alit�.
Pendant qu�on guerroyait en Espagne contre Sertorius soixante-quatre esclaves
�vad�s d'une �cole de gladiateurs s'enfuirent de Capoue sous la conduite de
Spartacus, vol�rent des �p�es dans cette ville et gagn�rent d'abord le
V�suve. Bient�t leur multitude grandit de jour en jour et ils accabl�rent
l'Italie de toutes sortes de maux. Leur nombre s'accrut au point que dans le
dernier combat qu'ils livr�rent, ils oppos�rent � l'arm�e romaine quarante
mille huit cents hommes. Marcus Crassus qui fut bient�t le premier dans l'Etat
eut la gloire d'en finir avec eux.
XXXI. Pomp�e avait attir� � lui les regards du monde entier et on jugeait qu'en toute chose il �tait plus qu'un citoyen. Pendant son consulat, il avait fait le serment, fort digne d'�loge, de n'accepter aucune province � sa sortie de charge, et il avait tenu parole. Deux ans apr�s, comme les pirates terrorisaient le monde non plus par des actes de brigandage mais par une v�ritable guerre, non en de furtifs coups de main, mais avec des flottes enti�res, et comme ils avaient eu l'audace de piller quelques villes d'Italie, le tribun Aulus Gabinius proposa par une loi d'envoyer Cneius Pomp�e pour les �craser et de lui confier, jusqu'� une distance de cinquante milles dans l'int�rieur de toutes les provinces maritimes, un pouvoir �gal � celui des proconsuls. Ce s�natus-consulte mettait presque toute la terre sous le pouvoir d'un seul homme. Il est vrai que deux ans auparavant on avait donn� un pouvoir semblable au pr�teur Marc Antoine, Mais de m�me qu'un citoyen peut nuire par l'exemple qu'il donne, de m�me il peut provoquer plus ou moins de jalousie. On avait volontiers confi� � Antoine de semblables pouvoirs, car il est rare que l'on jalouse les honneurs de ceux dont on ne craint pas la puissance. On redoute au contraire de donner des pouvoirs extraordinaires � des hommes qui semblent devoir les d�poser ou les conserver selon leur bon plaisir et qui ne connaissent de frein que leurs seuls d�sirs. Le parti aristocratique faisait opposition � la loi, mais l'entra�nement g�n�ral fut plus fort que les bons conseils.
XXXII. La mod�ration de Quintus Catulus et
aussi le prestige dont il jouissait m�ritent d'�tre rappel�s ici. Combattant
le projet de loi dans l'assembl�e, il dit que Cneius Pomp�e �tait assur�ment
un homme remarquable mais qu'il devenait d�j� trop puissant pour un �tat
libre, qu'on ne devait pas tout remettre entre les mains d'un seul homme et il
ajoutait : "S'il lui arrive quelque malheur, qui mettrez-vous � sa place ?
"Toi, Quintus Catulus", s'�cria alors toute l'assembl�e. Vaincu par
cette unanimit� et par ce t�moignage si honorable de ses concitoyens, il
quitta l'assembl�e. Nous devons admirer cet homme pour sa modestie et le peuple
pour sa justice, celui-ci, parce qu'il n'insista pas plus longtemps, la foule,
parce qu'elle ne voulut pas priver d'un juste t�moignage un homme qui
s'opposait � elle et combattait sa volont�.
A la m�me �poque, sur l'initiative de Cotta, le pouvoir judiciaire que Ca�us
Gracchus avait arrach� au S�nat pour le donner aux chevaliers et que Sylla
avait enlev� � ceux-ci pour le rendre au S�nat, fut partag� �galement entre
les deux ordres. Othon Roscius fit une loi qui rendit aux chevaliers leurs
places dans le th��tre.
Cneius Pomp�e de son c�t�, apr�s s'�tre adjoint pour cette guerre beaucoup
de personnages distingu�s, r�partit des groupes de navires dans presque tous
les endroits de la mer o� les pirates trouvaient refuge et en peu de temps ses
forces invincibles d�livr�rent le monde. Apr�s avoir vaincu les pirates �
plusieurs reprises et en diff�rentes r�gions, il les attaqua avec sa flotte du
c�t� de la Cilicie, les mit en d�route et les dispersa. Pour achever plus
vite une guerre qui s'�tait faite en tant de lieux, il rassembla ce qui restait
de pirates, les installa dans des villes et les contraignit � demeurer dans une
contr�e �loign�e de la mer. Certains critiquent cette d�cision mais si le
nom de son auteur suffit pour la justifier, elle n'aurait pas moins fait la
gloire de celui, quel qu'il soit qui l'aurait prise. En effet, en donnant � ces
hommes la possibilit� de vivre sans voler, il les d�tourna du brigandage.
XXXIII. La guerre des pirates �tait termin�e. Lucius Lucullus qui, � l'issue de son consulat, avait obtenu du sort la province d'Asie, y luttait depuis sept ans contre Mithridate. Il y avait accompli de grands et m�morables exploits et il avait inflig� � ce roi de nombreuses d�faites en bien des endroits ; il avait d�livr� Cyzique par une remarquable victoire. En Arm�nie, il avait vaincu Tigrane, le plus grand des rois. Mais il n'avait pas pu ou plut�t il n'avait pas voulu achever cette guerre. Digne par ailleurs de tous les �loges et presque invincible dans les combats, il s'�tait laiss� s�duire par l'amour de l'argent. Il dirigeait donc encore les op�rations de cette guerre, quand le tribun du peuple Manilius, homme qui fut toujours v�nal et qui toujours servit d'agent � la puissance d'autrui, proposa une loi qui donnait � Cneius Pomp�e le commandement de la guerre contre Mithridate. Cette loi fut vot�e et il s'�leva entre les deux g�n�raux un grave conflit. Pomp�e reprochait � Lucullus le scandale de sa fortune. Lucullus reprochait � Pomp�e son insatiable avidit� du pouvoir et ni l'un ni l'autre des deux accus�s ne pouvait convaincre de mensonge son accusateur. Pomp�e en effet, d�s qu'il eut commenc� � s'occuper des affaires publiques, ne put supporter aucun �gal. L� o� il aurait d� se contenter d'�tre le premier, il voulait �tre le seul. Il fut de tous les hommes celui qui d�sirait le plus la gloire et le moins tout ce qui n'�tait pas la gloire ; il recherchait les magistratures avec la passion la plus vive, mais il les exer�ait avec la plus grande mod�ration et, s'il les recevait avec le plus grand plaisir, il les quittait sans regret. Il voulait prendre � son gr� ce qu'il d�sirait, mais il l'abandonnait aussi au gr� des autres. Quant � Lucullus, homme par ailleurs remarquable, il avait �t� le premier � introduire ce luxe effr�n� que nous voyons aujourd'hui dans les �difices, les festins et les meubles et comme il avait lanc� des digues dans la mer et perc� des montagnes pour la faire p�n�trer au milieu des terres, le Grand Pomp�e l'appelait souvent, non sans esprit, le Xerx�s en toge.
XXXlV. Vers la m�me �poque, Quintus M�tellus fit passer la Cr�te sous la domination du peuple romain. Les Cr�tois avaient form�, sous le commandement de Panare et de Lasth�ne, une arm�e de vingt-quatre mille hommes. Agiles coureurs, soldats endurcis aux fatigues de la guerre, archers renomm�s, ils avaient pendant trois ans harcel� les arm�es romaines. Ce glorieux succ�s provoqua lui aussi l'envie de Cn�ius Pomp�e qui ne put s'emp�cher de revendiquer une part de la victoire. Lucullus et M�tellus demandaient le triomphe. Leur demande fut appuy�e par le parti des nobles, � cause de leur courage remarquable et de la jalousie qu'on �prouvait pour Pomp�e. Vers cette date, Marcus Cic�ron qui ne devait qu'� lui-m�me toute son �l�vation fut nomm� consul. Il �tait le plus c�l�bre des hommes nouveaux. Sa vie fut aussi illustre que son g�nie fut grand et gr�ce � lui les peuples que nous avions vaincus par les armes ne purent nous vaincre par leur g�nie. Pendant son consulat, son courage exceptionnel, sa fermet�, ses soins vigilants d�masqu�rent la conjuration qu'avaient form�e Sergius Catilina, Lentulus, C�th�gus et d'autres citoyens des deux premiers ordres de l'�tat. La crainte qu'inspiraient � Catilina les pouvoirs du consul, le chassa de Rome. L'ancien consul Lentulus qui �tait alors pr�teur pour la seconde fois, C�th�gus et d'autres personnages illustres furent, avec l'autorisation du s�nat et sur l'ordre du consul, �gorg�s dans leur prison.
XXXV. - Le jour o� ces �v�nements se pass�rent au s�nat, la vertu de Marcus Caton qui s'�tait d�j� manifest�e en maintes occasions et brillait avec �clat, se montra plus grande que jamais. Son bisa�eul �tait Marcus Caton, chef de la famille Porcia. Il semblait �tre la vertu m�me et son caract�re �tait en tout plus proche des dieux que des hommes. Il ne fit jamais le bien pour para�tre le faire, mais parce qu'il �tait incapable d'agir autrement. En toute chose, il ne tenait compte que de la justice ; exempt de tous les vices humains, il ne fut jamais l'esclave de la fortune. Comme il �tait � cette �poque tribun du peuple d�sign� et tout jeune encore, les autres s�nateurs avaient d�j� propos� de rel�guer Lentulus et les conjur�s dans des municipes, quand on lui demanda, presque dans les derniers, quel �tait son avis. Mais si grande fut la vigueur de son �me et de son g�nie quand il s'emporta contre la conjuration, si v�h�mente son �loquence quand il rendit suspects de complicit� tous ceux qui conseillaient la douceur, si mena�ant le tableau des p�rils qui devaient suivre la ruine et l'incendie de Rome et le bouleversement de l'�tat, si grand fut son �loge de l'�nergie du consul que le s�nat tout entier se rangeant � son avis, d�cida de s�vir contre ces criminels et que m�me la plus grande partie des s�nateurs reconduisit Caton jusqu'� sa demeure. Cependant Catilina ne montra pas moins d'audace � poursuivre ses criminels projets qu'il n'en avait montr� � les concevoir. Il perdit en luttant avec le plus grand courage une vie qu'il e�t d� perdre dans les supplices.
XXXVI. - Un autre �v�nement ne fut pas sans contribuer � la gloire du consulat de Cic�ron. C'est en effet cette ann�e-l� (il y a de cela quatre-vingt-deux ans) que naquit Auguste, dont la grandeur devait �clipser tous les hommes de toutes les nations. Il peut para�tre superflu d'indiquer ici � quelle date v�curent les esprits les plus distingu�s : qui ignore en effet qu'on vit briller � cette �poque, � quelques ann�es pr�s, Cic�ron, Hortensius et un peu avant, Crassus, Caton, Sulpicius, puis peu apr�s, Brutus, Calidius, Caelius, Calvus, C�sar qui �gale presque Cic�ron, Corvinus et Asinius Pollion qui furent pour ainsi dire leurs disciples, Salluste, I'�mule de Thucydide, les po�tes Varron et Lucr�ce et enfin Catulle dont l'oeuvre en son genre ne le c�de en beaut� � aucune autre. C'est presque folie d'�num�rer les grands g�nies que nos yeux croient voir encore et dont les plus �minents sont pour notre si�cle Virgile, le premier des po�tes Rabirius, Tite-Live, l'�gal de Salluste, Tibulle et Ovide qui tous atteignirent la perfection dans leurs oeuvres. Quant aux auteurs vivants, la grande admiration que nous avons pour eux ne nous permet gu�re de les juger.
XXXVII. Pendant que ces �v�nements se passaient � Rome et en Italie, Cneius Pomp�e se faisait remarquer dans la guerre contre Mithridate. Apr�s le d�part de Lucullus, ce roi avait de nouveau rassembl� une puissante arm�e. Mais il fut battu et mis en fuite. Il perdit toutes ses troupes et dut se r�fugier en Arm�nie aupr�s de son gendre Tigrane, qui, s'il n'e�t d�j� �t� vaincu par les armes de Lucullus, e�t �t� le plus puissant des rois de ce temps. Pomp�e les poursuivit tous deux � la fois et p�n�tra en Arm�nie. Le premier qui vint le trouver fut le fils de Tigrane ; il �tait, il est vrai, en r�bellion contre son p�re. Puis Tigrane lui-m�me vint en suppliant et se remit, lui et son royaume, au pouvoir du vainqueur. Il d�clara qu'il n'y avait chez les Romains et chez les autres peuples qu'un homme � qui il aurait consenti � se livrer et c'�tait Cneius Pomp�e. Sa fortune, mauvaise ou bonne, si elle venait de Pomp�e, lui para�trait supportable. Il n'�tait honteux pour personne d'�tre vaincu par un homme que les dieux d�fendaient de vaincre, ni d�shonorant de se soumettre � celui que la fortune avait �lev� au-dessus de tous. On laissa � ce roi les honneurs du pouvoir, mais on exigea de lui une grosse somme d'argent que Pomp�e, selon sa coutume, remit tout enti�re entre les mains du questeur et fit inscrire sur les registres publics. La Syrie et les autres provinces dont Tigrane s'�tait empar� lui furent enlev�es. Les unes �taient simplement restitu�es au peuple romain ; d'autres tombaient pour la premi�re fois en son pouvoir, comme la Syrie qui ne fut rendue tributaire qu'� cette �poque. Tigrane dut borner son royaume � l'Arm�nie.
XXXVIII. - Il ne para�t pas contraire au plan du travail que nous nous sommes propos�, de rappeler bri�vement ici quels peuples furent rendus tributaires et quelles nations r�duites en provinces et quels furent les chefs qui les vainquirent. Ainsi ces �v�nements que nous avons signal�s � leur place appara�tront plus nettement dans leur ensemble. Le premier qui fit passer une arm�e en Sicile fut le consul Claudius, mais ce n'est qu'apr�s la prise de Syracuse, environ cinquante-deux ans plus tard, que Marcellus Claudius fit de la Sicile une province. Regulus fut le premier qui passa en Afrique, ce qui eut lieu vers la neuvi�me ann�e de la premi�re guerre punique. Deux cent quatre ans plus tard, Publius Scipion Emilien, apr�s avoir d�truit Carthage, r�duisit l'Afrique en province, il y a de cela cent quatre-vingt-deux ans. Entre la premi�re et la seconde guerre punique, le consul Titus Manlius qui commandait alors la Sardaigne lui imposa d�finitivement la domination romaine. Voici une preuve incontestable du caract�re belliqueux de notre nation. Le temple de Janus aux deux t�tes, dont la fermeture est la preuve certaine de la paix, ne fut ferm� qu'une premi�re fois sous les rois, une seconde sous ce m�me consul Titus Manlius et une troisi�me sous le principat d'Auguste. Cneius et Publius Scipion furent les premiers � conduire leurs arm�es en Espagne ; ce fut au d�but de la seconde guerre punique, il y a de cela deux cent cinquante ans. Par la suite ce pays fut tour � tour partiellement occup� et souvent perdu. C'est Auguste qui le rendit tributaire dans son entier. La Mac�doine fut soumise par Paulus, I'Acha�e par Mummius, l'Etolie par Fulvius Nobilior. L'Asie fut arrach�e � Antiochus par Lucius Scipion, fr�re de Scipion l'Africain, mais par une lib�ralit� du s�nat et du peuple romain, elle devint bient�t possession de la dynastie des Attales ; enfin Marcus Perpenna, apr�s s'�tre empar� d'Aristonicus, la rendit tributaire. On ne peut attribuer � personne la gloire d'avoir vaincu Chypre. C'est en effet une d�cision du s�nat dont l'ex�cution fut confi�e � Caton qui fit de cette �le une province, apr�s que son roi se fut suicid�. Notre g�n�ral M�tellus punit la Cr�te en lui enlevant la libert� dont elle avait si longtemps joui. Les provinces de Syrie et du Pont sont les t�moins de la valeur de Cneius Pomp�e.
XXXIX. Les premiers qui p�n�tr�rent en
Gaule avec une arm�e furent Domitius et le petit-fils de Paul-Emile, Fabius qui
re�ut le surnom d'Allobroge. Peu apr�s, au prix de lourdes pertes, nous avons
� plusieurs reprises tent� puis abandonn� la conqu�te de ce pays. Mais c'est
l� que C�sar accomplit son exploit le plus �clatant. Sous son commandement et
sous ses auspices, la Gaule fut dompt�e et elle paye le m�me honteux tribut
que le reste du monde. C�sar vainquit aussi la Numidie. Isauricus acheva la
conqu�te de la Cilicie et apr�s la guerre d'Antiochus, Manlius Vulso acheva
celle de la Galatie. La Bithynie fut, comme nous l'avons dit, laiss�e en
h�ritage par le testament de Nicom�de. Outre l'Espagne et les autres peuples
dont les noms d�corent le forum qu'il b�tit, le divin Auguste rendit l'Egypte
tributaire et versa au tr�sor une somme presque �gale � celle que son p�re
avait apport�e de Gaule. Tib�re C�sar qui avait arrach� aux Espagnols l'aveu
d�finitif de leur soumission, arracha le m�me aveu aux Illyriens et aux
Dalmates. La Rh�tie, le pays des Vind�lices, la Norique, la Pannonie, le pays
des Scordisques furent les nouvelles provinces qu'il rangea sous notre pouvoir.
Ces peuples furent vaincus par les armes. Quant � la Cappadoce, la renomm�e de
C�sar suffit � la rendre tributaire du peuple romain.
Mais revenons � notre sujet.
XL. - Nous arrivons maintenant aux campagnes
de Cneius Pomp�e qui furent aussi glorieuses que p�nibles. Il entra victorieux
en M�die, chez les Albaniens et chez les Hib�res. Puis il dirigea son arm�e
contre les nations qui habitent � la droite et � l'extr�mit� du Pont-Euxin,
les Colches, les H�nioches, les Ach�ens. Mithridate fut abattu par Pomp�e
gr�ce � la trahison de son fils Pharnace. Il �tait, si l'on ne tient pas
compte des rois Parthes, le dernier des rois ind�pendants. Pomp�e revint alors
en Italie, vainqueur de toutes les nations qu'il avait attaqu�es. Il �tait
devenu plus grand que lui-m�me et ses concitoyens ne le souhaitaient, et avait
joui en toutes circonstances d'une fortune plus qu'humaine. Les bruits qui
avaient couru n'en firent que mieux accueillir son retour. Bien des gens, en
effet, avaient affirm� qu'il ne rentrerait pas � Rome sans �tre accompagn�
de son arm�e, et qu'il limiterait � sa guise la libert� des citoyens. Plus on
avait craint un tel retour, plus on eut de reconnaissance � un si grand
g�n�ral de rentrer comme un simple citoyen. Pomp�e, en effet, licencia son
arm�e � Brindes, ne garda que le titre de g�n�ral en chef et revint � Rome
simplement escort� des amis qui l'accompagnaient ordinairement. Le triomphe
qu'il remporta sur tant de rois fut magnifique et dura deux jours. Le butin
qu'il fit lui permit de verser au tr�sor bien plus que n'avaient vers� avant
lui tous les autres g�n�raux � l'exception de Paul Emile.
Pendant son absence, les tribuns du peuple Titus Ampius et Titus Labi�nus
firent voter une loi qui l'autorisait � para�tre aux jeux du cirque avec une
couronne d'or et le costume des triomphateurs et au th��tre avec la robe
pr�texte et une couronne d'or. Une fois seulement, et c'�tait d�j� trop
assur�ment, Pomp�e osa se pr�valoir de ce droit. La fortune grandit cet homme
et l'�leva si haut qu'il triompha une premi�re fois de l'Afrique, une seconde
de l'Europe, une troisi�me de l'Asie, et toutes les parties du monde devinrent
les t�moins de sa victoire.
Mais la sup�riorit� est toujours jalous�e. Lucullus n'oubliait pas l'outrage
re�u, M�tellus le Cr�tois se plaignait non sans raison que Pomp�e lui e�t
enlev� des g�n�raux prisonniers qui devaient orner son triomphe. Soutenus par
une partie des nobles, ils s'opposaient � ce qu'on accord�t, selon les d�sirs
de Pomp�e, les r�compenses que celui-ci avait promises aux cit�s et � ceux
qui l'avaient bien servi.
XLI. C'est alors que se place le consulat de
Ca�us C�sar. Celui-ci saisit la plume de l'�crivain et malgr� son d�sir
d'aller vite, le force � s'arr�ter.
Issu de la tr�s noble famille des Jules, C�sar, comme sont unanimes � le
reconna�tre les �crivains les plus anciens, tirait son origine d'Anchise et de
V�nus. Sa beaut� �tait sup�rieure � celle de tous ses contemporains. Il
avait de la vigueur et de l'�nergie, sa magnificence �tait sans bornes, son
courage surhumain et incroyable. La grandeur de ses projets, la rapidit� dont
il fit preuve dans ses campagnes, sa fermet� dans les p�rils le font
ressembler � l'illustre Alexandre le Grand, mais � un Alexandre sobre et
ma�tre de lui. Dans ses repas et son sommeil, il cherchait toujours �
satisfaire les besoins de la vie et non pas son plaisir. Les liens du sang
l'unissaient �troitement � Ca�us Marius ; il �tait aussi le gendre de Cinna.
Mais rien ne put l'amener � r�pudier la fille de celui-ci, pas m�me l'exemple
de l'ancien consul Marcus Pison qui, pour plaire � Sylla, avait chass� Annia
qui avait �t� la femme de Cinna. Il avait environ dix-huit ans � l'�poque
o� Sylla s'empara du pouvoir et, comme les lieutenants et les partisans de
Sylla, plus que leur chef lui-m�me, le recherchaient pour le tuer, il changea
de costume et prenant un v�tement peu en rapport avec sa condition, s'�chappa
de Rome pendant la nuit.
Plus tard, alors qu'il �tait encore un jeune homme, il fut pris par des
pirates, mais pendant toute la dur�e de sa captivit�, son attitude � leur
�gard fut telle qu'il leur inspira autant de terreur que de respect. Pourquoi
tairait-on ce qui est remarquable, si on ne peut le rappeler en nobles termes ?
Jamais ni de jour ni de nuit, il ne quitta ni chaussures, ni ceinture, par
crainte sans doute qu'un changement dans sa tenue habituelle ne le rendit
suspect � ces hommes qui ne le gardaient qu'� vue.
XLII. -- Il serait trop long de rappeler quelle fut l'audace de ses nombreux projets et au prix de quels efforts l'esprit timor� du magistrat romain qui gouvernait l'Asie r�ussit � les faire �chouer. Rapportons seulement ce fait qui laisse deviner le grand homme qu'il allait bient�t devenir. C�sar avait �t� rachet� aux frais des cit�s d'Asie non sans avoir forc� les pirates � donner d'abord des otages � ces cit�s. Mais la nuit suivante, sans en avoir re�u mandat, il rassembla en h�te des vaisseaux, se dirigea vers le lieu o� se trouvaient les pirates, dispersa une partie de leur flotte, en coula une autre partie et s'empara de quelques navires et d'un grand nombre de prisonniers. Tout joyeux du succ�s de son exp�dition nocturne, il revint vers les siens, mit ses prisonniers sous bonne garde et se h�ta d'aller trouver en Bithynie le proconsul Juncus (celui-ci en effet gouvernait cette province en m�me temps que l'Asie). Il lui demanda d'ordonner le supplice des prisonniers. Juncus refusa et d�clara qu'on les vendrait, car la jalousie accompagnait chez lui l'indolence. Avec une rapidit� incroyable, C�sar revint jusqu'� la mer et avant que personne e�t pu recevoir d'instructions du proconsul sur cette affaire, il fit mettre en croix tous ceux qu'il avait pris.
XLIII. -- Bient�t C�sar partit en toute
h�te vers l'Italie pour y exercer le pontificat. On l'avait, en effet, pendant
son absence, d�sign� comme pontife � la place de l'ancien consul Cotta. Alors
qu'il �tait encore un enfant, Marius et Cinna l'avaient d�j� nomm� flamine
de Jupiter. Mais � la suite de la victoire de Sylla qui avait annul� tous
leurs actes, il n'avait pu exercer ce sacerdoce. Les pirates �taient alors
ma�tres de toutes les mers et ils avaient d�j� de bonnes raisons de lui �tre
hostiles. Pour leur �chapper, il s embarqua sur un bateau � quatre rames avec
deux amis et dix esclaves et franchit ainsi l'immense golfe de la mer
Adriatique. Pendant la travers�e, il crut voir des navires de pirates. Il
enleva alors son v�tement, ceignit une courte �p�e et se pr�para � la bonne
comme � la mauvaise fortune. Mais il reconnut bient�t que sa vue l'avait
tromp� et que c'�tait une rang�e d'arbres qui dans le lointain pr�sentait
l'aspect de vergues.
Tout ce qu'il fit ensuite � Rome, le fameux proc�s qu'il soutint contre
Dolabella pour qui le peuple se montra plus indulgent qu'il ne l'est de coutume
aux accus�s, ses c�l�bres d�m�l�s avec Quintus Catulus et d'autres
citoyens �minents, la victoire qu'il remporta avant m�me d'�tre pr�teur,
lorsqu'il disputa le grand pontificat � Quintus Catulus qui, de l'aveu de tous,
�tait le premier du s�nat, son �dilit� pendant laquelle il restaura, malgr�
l'opposition de la noblesse, les monuments de Ca�us Marius et r�tablit les
fils des proscrits dans leurs droits de briguer les honneurs, sa pr�ture et sa
questure qu'il exer�a en Espagne avec un courage et une activit� admirables,
sous les ordres de V�tus Antistius, tout cela est bien connu et n'a pas besoin
d'�tre rappel�. Le petit-fils de ce V�tus Antistius est le pontife V�tus,
l'ancien consul p�re des deux anciens consuls qui sont pr�tres eux-m�mes
aujourd'hui, homme aussi vertueux que peut l'�tre un humble mortel.
XLIV. -- C'est pendant ce consulat que C�sar
associa sa puissance � celle de Cneius Pomp�e et de Marcus Crassus, ce qui
mena Rome et le monde � la ruine et les perdit eux-m�mes aussi, � des moments
diff�rents. Voici quelles �taient les intentions de Pomp�e : il voulait
profiter du consulat de C�sar pour faire ratifier tous les actes qu'il avait
accomplis dans les provinces d'outre-mer et que beaucoup critiquaient, comme
nous l'avons dit. C�sar, de son c�t�, comprenait qu'en s'effa�ant devant la
gloire de Pomp�e, il augmenterait la sienne et qu'en faisant tomber sur
celui-ci la jalousie qu'on avait de leur puissance commune, il consoliderait ses
propres forces. Crassus, pour occuper le premier rang qu'il ne pouvait atteindre
seul, voulait s'aider du cr�dit de Pomp�e et des forces de C�sar. Des liens
de parent� resserr�rent l'alliance de C�sar et de Pomp�e : Julie, fille de
Ca�us C�sar, devint la femme du grand Pomp�e.
Pendant ce consulat, C�sar, sur les conseils de Pomp�e, pr�senta une loi qui
r�partissait entre les pl�b�iens les terres de Campanie. Vingt mille citoyens
environ y furent ainsi conduits et on rendit � Capoue le droit de former une
cit�, cent cinquante-deux ans environ apr�s que les Romains l'eurent pendant
la guerre punique r�duite � l'�tat de simple pr�fecture.
Bibulus, le coll�gue de C�sar, qui avait le d�sir plut�t que le pouvoir de
s'opposer � son activit� politique se tint enferm� chez lui pendant la plus
grande partie de l'ann�e. Il voulait ainsi rendre C�sar plus odieux ; il le
rendit plus puissant.
Puis C�sar obtint pour cinq ans le gouvernement de la Gaule.
XLV. -- Publius Clodius, homme noble,
�loquent, audacieux, qui ne connaissait dans ses paroles et ses actions d'autre
frein que son bon plaisir et se montrait plein d'ardeur dans l'ex�cution de ses
coupables desseins, qui, inf�me amant de sa soeur, �tait encore accus�
d'inceste pour avoir commis un adult�re pendant les plus v�n�rables
c�r�monies de la religion romaine, poursuivait alors de la plus lourde haine
Marcus Cic�ron. Pouvait-il en effet y avoir quelque amiti� entre des hommes si
diff�rents ? Pass� des rangs des patriciens dans ceux de la pl�be et devenu
tribun, Clodius fit voter une loi par laquelle tout homme qui avait fait p�rir
un citoyen romain qui n'avait pas �t� condamn�, se voyait interdire l'eau et
le feu. Ce texte ne nommait pas Cic�ron, mais il �tait seul vis�, Ainsi ce
grand homme qui avait si bien m�rit� de la r�publique, connut le malheur de
l'exil pour avoir sauv� la patrie. On ne manqua pas de soup�onner C�sar et
Pomp�e d'avoir abattu Cic�ron et l'on pensait qu'il s'�tait attir� ce
bannissement par son refus de faire partie des vingt commissaires qui furent
charg�s de partager les terres de Campanie.
Moins de deux ans apr�s, les efforts tardifs mais ensuite �nergiques de Cneius
Pomp�e, les voeux de l'Italie, les d�crets du s�nat, le courage et
l'activit� du tribun du peuple Annius Milo, le rendirent � son rang et � sa
patrie. Depuis l'exil et le retour de M�tellus Numidicus personne n'avait �t�
chass� avec plus de haine, ni rappel� avec plus de joie. Quant � la maison de
Cic�ron, autant Clodius avait mis d'acharnement � la d�truire, autant le
s�nat mit de magnificence � la reb�tir.
Pendant son tribunat, ce m�me Publius Clodius �loigna Marcus Caton des
affaires publiques, sous le sp�cieux pr�texte d'une honorable mission. Il fit
en effet voter une loi qui nommait Caton questeur avec les droits de pr�teur,
lui donnait comme adjoint un autre questeur et l'envoyait dans l'�le de Chypre
pour d�pouiller de son royaume le roi Ptol�m�e qui, par la corruption de ses
moeurs, avait m�rit� cet outrage. Mais celui-ci, � l'arriv�e de Caton, se
donna la mort et Caton rapporta � Rome une somme d'argent bien plus grande
qu'on ne l'avait esp�r�. S'il est sacril�ge de louer l'int�grit� de Caton,
on pourrait presque l'accuser de bizarrerie : les consuls, le s�nat et toute la
ville se portaient � sa rencontre alors qu'il remontait le Tibre avec ses
navires, mais il ne voulut pas d�barquer avant d'�tre arriv� au lieu o� l'on
devait d�charger l'argent.
XLVI. -- A ce moment, Caius C�sar accomplissait en Gaule des exploits extraordinaires que plusieurs volumes suffiraient � peine � raconter. Non content d'avoir �t� vainqueur en tant de combats si heureux et d'avoir tu� ou pris d'innombrables milliers d'ennemis, il faisait passer son arm�e en Bretagne, comme s'il cherchait un nouveau monde pour notre empire et pour le sien. De leur c�t�, les deux consuls Cneius Pomp�e et Marcus Crassus commen�aient un second consulat. Il n'�tait gu�re � leur honneur d'avoir brigu� cette magistrature et ils ne recueillirent en l'exer�ant aucune approbation. Par une loi que Pomp�e pr�senta au peuple, C�sar fut prorog� dans sa province pour le m�me nombre d'ann�es. Crassus qui m�ditait d�j� une guerre contre les Parthes re�ut la Syrie. Cet homme, par ailleurs irr�prochable et indiff�rent aux plaisirs, avait une passion sans mesure et insatiable pour l'argent et la gloire. Au moment de son d�part pour la Syrie, les tribuns du peuple essay�rent en vain de le retenir en pronon�ant des paroles de mauvais augure. Si leurs mal�dictions n'�taient tomb�es que sur lui et si l'arm�e avait �t� sauv�e, la perte du g�n�ral e�t �t� utile � l'Etat. Apr�s avoir pass� l'Euphrate, Crassus gagnait S�leucie quand il fut envelopp� par les innombrables cavaliers du roi Orodes et p�rit avec la plus grande partie de l'arm�e romaine. Ca�us Cassius qui �tait alors questeur et devait bient�t commettre le plus abominable des crimes, sauva les d�bris des l�gions. Il maintint la Syrie sous l'autorit� du peuple romain et, heureux d�nouement de cette affaire, les Parthes qui y avaient p�n�tr� furent dispers�s et mis en fuite.
XLVII. -- Pendant cette p�riode et aussi
pendant les temps qui suivirent et ceux dont nous venons de parler, Ca�us
C�sar massacra plus de quatre cent mille ennemis et en fit prisonniers un plus
grand nombre encore. Il combattit souvent en bataille rang�e et souvent en
ordre de marche ou en attaque brusqu�e. Il envahit deux fois la Bretagne ;
enfin sur neuf compagnes, on en trouverait � peine une o� C�sar n'ait pas
m�rit� le triomphe. Ses exploits autour d'Al�sia furent si grands en v�rit�
qu'il appartenait � peine � un homme de les tenter et seulement � un dieu de
les accomplir.
C�sar �tait en Gaule depuis sept ans environ quand mourut Julie, femme du
grand Pomp�e, gage d'une union qu'elle maintenait d�j� difficilement par
suite de la jalousie des deux rivaux. La fortune rompit tout lien entre ces deux
chefs qu'elle vouait � une si grande rivalit� : le jeune fils que Pomp�e
avait eu de Julie mourut lui aussi peu de temps apr�s. Alors on tira l'�p�e
et on assassina les citoyens, les cabales se d�clar�rent sans fin ni mesure,
et Cneius Pomp�e obtint un troisi�me consulat. Il fut nomm� consul unique par
les voix de ceux-l� m�mes qui s'�taient oppos�s jusque-l� � son
�l�vation. Ce glorieux honneur qui semblait marquer sa r�conciliation avec
les nobles fut la principale cause de la haine de Ca�us C�sar. Toutefois
pendant ce consulat, Pomp�e s'employa de toute sa force � r�primer la brigue.
A cette �poque, par un exemple qui fut vain mais cependant utile � l'Etat,
Milon qui briguait le consulat tua Publius Clodius dans une rixe qui s'�leva au
moment o� leurs escortes se croisaient pr�s de Bovilles. Milon, cit� en
justice, fut condamn�, parce que son acte �tait odieux et plus encore parce
que Pomp�e d�sirait sa condamnation. Toutefois, Marcus Caton d�clara
ouvertement qu'il �tait d'avis de l'acquitter. S'il e�t parl� plus t�t, bien
des s�nateurs auraient suivi son exemple et approuv� le meurtre d'un citoyen
qui fut, plus qu'aucun autre, nuisible � l'Etat et hostile aux gens de bien.
XLVIII. -- On vit luire peu apr�s les
premi�res flammes de la guerre civile. Tous les citoyens mod�r�s auraient
voulu voir C�sar et Pomp�e renvoyer leurs arm�es. Pomp�e, en effet, pendant
son second consulat, s'�tait fait donner le gouvernement de l'Espagne. Depuis
trois ans, tout en dirigeant les affaires de Rome, il la gouvernait de loin par
l'interm�diaire de ses lieutenants Afranius et P�treius, l'un ancien consul,
l'autre ancien pr�teur. Pomp�e appuyait ceux qui soutenaient que C�sar devait
licencier ses arm�es, mais si quelqu'un disait qu'il devait, lui aussi,
licencier les siennes, il le combattait. Si, deux ans avant qu'on e�t pris les
armes, Pomp�e qui avait achev� la construction du th��tre et des autres
ouvrages qu'il b�tit alentour, �tait mort en Campanie de la tr�s grave
maladie dont il fut atteint et pendant laquelle on vit pour la premi�re fois
l'Italie enti�re faire des voeux pour le salut d'un citoyen, la fortune
n'aurait pas trouv� l'occasion de l'abattre et cette grandeur qu'il avait eue
� la face des dieux du ciel, il l'eut emport�e tout enti�re chez les dieux
des morts.
Personne autre que le tribun Ca�us Curion ne contribua � exciter plus
violemment la flamme de cette guerre civile avec tous les maux qui la suivirent
pendant vingt ann�es cons�cutives. C'�tait un homme noble, disert, audacieux,
prodigue de son argent et de son honneur aussi bien que de ceux des autres ;
naturellement pervers, il avait une �loquence funeste � l'Etat. Aucune
richesse, aucune passion ne pouvaient rassasier ses d�sirs. Il s'attacha
d'abord au parti de Pomp�e c'est-�-dire selon l'opinion du moment, au parti de
la r�publique, puis il feignit d'�tre hostile � la fois � Pomp�e et �
C�sar, mais il �tait de coeur avec C�sar. Que cette action e�t �t�
d�sint�ress�e, ou qu'il e�t re�u, comme on le dit, cent mille sesterces,
nous n'en d�ciderons pas. Finalement au moment o� se pr�sentaient encore des
conditions de paix bienfaisantes et r�paratrices, alors que C�sar se montrait
mod�r� dans ses demandes et Pomp�e pr�t � les accueillir, Curion fit tout
�chouer et rompit tout. Seul Cic�ron s'effor�ait de maintenir la concorde
dans l'Etat. D'autres auteurs ont, dans des ouvrages plus importants, racont�
longuement l'ensemble de ces faits et de ceux qui les pr�c�dent ; j'esp�re,
moi aussi, les exposer clairement dans mon livre.
Revenons maintenant au sujet de notre ouvrage et f�licitons-nous d'abord que
Quintus Catulus, les deux Lucullus, Metellus et Hortensius qui avaient brill�
dans l'Etat sans soulever la haine et excell� sans p�ril, aient trouv�, avant
le d�but des guerres civiles, une mort naturelle et tranquille ou qui du moins
ne fut pas h�t�e.
XLIX. -- Sous le consulat de Lentulus et de
Marcellus sept cent trois ans apr�s la fondation de Rome, et soixante-dix-huit
ans, avant ton consulat, Marcus Vinicius, on vit s'allumer la guerre civile. La
cause de l'un des chefs paraissait la meilleure, mais l'autre �tait la plus
forte. L'un des partis avait toutes les apparences, l'autre toute la r�alit�
de la puissance. Pomp�e tirait sa force de l'autorit� du s�nat, C�sar de la
fid�lit� de ses soldats. Les consuls et le s�nat remirent le souverain
pouvoir moins � Pomp�e lui-m�me qu'� la cause qu'il d�fendait. C�sar ne
n�gligea rien de ce qu'on pouvait tenter pour sauver la paix, mais les
partisans de Pomp�e repouss�rent toutes les avances: l'un des consuls �tait
plus intraitable qu'il ne convenait, Lentulus ne pouvait trouver son salut dans
celui de l'Etat, Marcus Caton soutenait qu'il fallait mourir plut�t que de
laisser un simple citoyen imposer ses conditions � l'Etat. Un homme de moeurs
antiques et rigides e�t fait plus de cas du parti de Pomp�e, un homme avis�
e�t suivi celui de C�sar et jug� que si l'un �tait plus honorable, l'autre
�tait plus � craindre.
Enfin les partisans de Pomp�e, d�daignant toutes les demandes de C�sar,
d�cr�t�rent qu'il devait ne garder qu'une l�gion, abandonner imm�diatement
le titre de gouverneur de province, venir � Rome en simple particulier et, pour
sa candidature au consulat, s'en rapporter aux suffrages du peuple romain.
C�sar comprit alors qu'il fallait faire la guerre et passa le Rubicon avec son
arm�e. Cneius Pomp�e, les consuls et la plus grande partie du s�nat
abandonn�rent Rome puis l'Italie et se transport�rent � Dyrrachium.
L. -- C�sar se rendit ma�tre � Corfinium de
Domitius et des l�gions qui se trouvaient avec lui. Il renvoya imm�diatement
avec leur g�n�ral tous ceux dont l'intention �tait de rejoindre Pomp�e, puis
il continua sa route vers Brindes, montrant bien qu'il aimait mieux finir la
guerre � des conditions �quitables que d'�craser des fuyards. Quand il fut
certain que les consuls avaient pass� la mer, il revint � Rome, rendit compte
de ses intentions au s�nat et � l'assembl�e du peuple, expliqua que ses
adversaires, en prenant les armes, l'avaient forc� � s'armer lui-m�me, puis
d�cida de gagner l'Espagne.
Sa marche rapide fut retard�e quelque temps par la ville de Marseille qui
montra dans sa d�cision plus de fid�lit� que de sagesse, puisqu'elle voulut
bien mal � propos jouer le r�le d'arbitre dans la lutte entre les deux chefs.
Seuls, en effet, doivent s'entremettre ceux qui peuvent contraindre � ob�ir
celui qui r�siste.
Puis l'arm�e qu'avaient command�e l'ancien consul Afranius et l'ancien
pr�teur P�treius, surprise et comme �blouie par la brusque arriv�e de
C�sar, se livra � lui. C�sar renvoya � Pomp�e les deux l�gats et tous ceux
qui voulurent les suivre, quel que f�t leur rang.
LI. -- L'ann�e suivante, Dyrrachium et les
contr�es voisines de cette ville furent occup�es par les troupes de Pomp�e.
Celui-ci avait fait venir les l�gions de toutes les provinces d'outre-mer ; il
y avait joint des corps auxiliaires de cavalerie et d'infanterie et les troupes
des rois, des t�trarques et des dynastes. Il avait ainsi rassembl� une arm�e
immense ; sur mer il avait �tabli avec sa flotte une barri�re de postes qui,
croyait-il, emp�cheraient C�sar de transporter ses l�gions. Mais Ca�us
C�sar, usant de sa rapidit� et de sa chance coutumi�res, ne fut en rien
retard� ; ses navires le transport�rent, quand il le voulut, lui et son
arm�e. Il commen�a par placer son camp tout � c�t� de celui de Pomp�e ;
bient�t m�me il le bloqua par des travaux de si�ge. Cependant le manque de
ravitaillement accablait les assi�geants plus que les assi�g�s.
C'est alors que Corn�lius Balbus, par une t�m�rit� qui d�passe
l'imagination, p�n�tra dans le camp ennemi. Il eut d'assez fr�quentes
entrevues avec le consul Lentulus qui h�sitait sur le prix de la trahison. Ce
fut le commencement de cette heureuse fortune qui permit � cet homme, qui
n'�tait pas seulement n� en Espagne mais �tait m�me Espagnol, de s'�lever
jusqu'au triomphe et au pontificat et de devenir de simple particulier un
personnage consulaire.
Dans les combats suivants les succ�s furent partag�s mais l'une des rencontres
fut particuli�rement favorable aux troupes de Pomp�e qui repouss�rent avec de
lourdes pertes les soldats de C�sar.
LII. --- C�sar mena alors son arm�e en
Thessalie, pays que les destins avaient choisi pour sa victoire. Pomp�e
recevait de ses partisans des conseils oppos�s : la plupart l'exhortaient �
passer en Italie (et par Hercule ! rien n'e�t �t� plus profitable � sa
cause) ; les autres �taient d'avis de prolonger une guerre que l'�clat de leur
parti leur rendrait de jour en jour plus favorable. Pomp�e cependant n'�couta
que son ardeur et suivit son ennemi.
L'�tendue de mon ouvrage ne me permet pas de d�crire longuement la bataille de
Pharsale, ce jour si meurtrier pour le nom romain, les flots de sang que
vers�rent l'une et l'autre arm�e, la rencontre des deux premiers citoyens de
l'Etat, la disparition d'une de ces deux lumi�res de l'empire romain, le
massacre de tant d'illustres partisans de Pomp�e. Notons cependant ce d�tail :
d�s que Caius C�sar vit en d�route l'arm�e de Pomp�e, il n'eut rien de plus
press� ni de plus � coeur que, pour employer le terme militaire habituel, de
licencier tous les partis. Dieux immortels ! Comment cet homme si doux fut-il
pay� plus tard de sa bienveillance pour Brutus ! Ce qu'il y a de plus
admirable, de plus noble, de plus illustre dans cette victoire, c'est que la
patrie ne pleura aucun citoyen qui ne f�t mort en combattant. Mais
l'obstination des vaincus rendit vaine cette g�n�reuse cl�mence, car le
vainqueur �tait plus dispos� � donner la vie que le vaincu � l'accepter.
LIII.-- Pomp�e s'enfuit avec les deux
Lentulus, tous deux anciens consuls, avec son fils Sextus et l'ancien pr�teur
Favonius : tels �taient les compagnons que lui donnait la fortune. Les uns lui
conseillaient d'aller chez les Parthes, les autres en Afrique o� se trouvait le
plus fid�le de ses partisans, le roi Juba. Mais il d�cida de se rendre en
Egypte aupr�s de Ptol�m�e, prince qui r�gnait alors � Alexandrie et qui
�tait encore un enfant plut�t qu'un jeune homme, car il se souvenait des
services qu'il avait rendus � son p�re. Mais qui garde la m�moire des
bienfaits de celui que frappe l'adversit� ? Qui pense �tre redevable de
quelque chose � ceux qui sont dans le malheur ? Quand la fortune ne
modifie-t-elle pas la parole donn�e ? Sur le conseil de Th�odote et d'Achille,
le roi donna l'ordre d'aller au-devant de Cneius Pomp�e qui venait de Mityl�ne
o� il avait embarqu� avec lui, comme compagne de sa fortune, sa femme
Cornelia, et de l'inviter � passer de son navire de transport sur le vaisseau
qui �tait venu � sa rencontre. Pomp�e se laissa convaincre. Alors sous le
consulat de Ca�us C�sar et de Publius Servilius, on vit le premier des Romains
p�rir �gorg� sur l'ordre et par la volont� d'un esclave �gyptien. Ainsi,
apr�s trois consulats et autant de triomphes, cet homme si vertueux et si
grand, qui avait dompt� le monde, qui s'�tait �lev� � un point qu'on ne
peut d�passer, mourut � l'�ge de cinquante-huit ans, la veille de son
anniversaire. La fortune se d�mentit tellement � son �gard que la terre qui
lui avait manqu� pour sa victoire lui manqua pour sa s�pulture.
Comment expliquer autrement que par une distraction l'erreur de ceux qui se sont
tromp�s de cinq ans sur l'�ge d'un personnage si illustre et presque notre
contemporain. Depuis le consulat de Ca�us Atilius et de Quintus Servilius, le
calcul des ann�es est cependant bien facile. Mais si j'ajoute cela, c'est moins
pour accuser d'erreur que pour �viter d'�tre accus�.
LIV. -- Cependant le roi d'Egypte et ceux dont
il suivait aveugl�ment les conseils ne furent pas plus fid�les � C�sar
qu'ils ne l'avaient �t� � Pomp�e. Ils complot�rent contre lui d�s son
arriv�e, puis os�rent le provoquer par les armes et leur supplice fut la
vengeance de ces deux illustres g�n�raux dont l'un �tait encore vivant.
Si l'on ne trouvait plus nulle part le corps de Pomp�e, son nom vivait encore
partout. L'immense cr�dit de son parti avait fait na�tre en Afrique une guerre
que dirigeaient le roi Juba et l'ancien consul Scipion qui, deux ans avant la
mort de Pomp�e, �tait devenu son beau-p�re. Leurs troupes s'�taient
augment�es de celles de Marcus Caton qui, faisant route au prix d'immenses
difficult�s dans des contr�es sans ressources, avait conduit jusqu'� eux ses
l�gions. Bien que ses soldats lui eussent d�f�r� le commandement supr�me,
Caton pr�f�ra ob�ir � celui dont le grade �tait sup�rieur au sien.
LV. -- La bri�vet� � laquelle je me suis
engag� m'oblige � passer rapidement sur tous les faits que je rapporte. C�sar
alla o� l'appelait sa fortune et passa en Afrique. Depuis la mort de Curion,
chef de son parti, les arm�es de Pomp�e occupaient ce pays. La victoire fut
d'abord ind�cise, mais bient�t C�sar combattit avec sa fortune habituelle et
fit plier les troupes ennemies. L� encore il montra � l'�gard des vaincus
autant de cl�mence qu'auparavant.
Vainqueur dans la guerre d'Afrique, il entreprit en Espagne une guerre plus
p�nible encore. (Nous ne parlerons pas de sa victoire sur Pharnace qui lui
apporta bien peu de gloire.) Cneius Pomp�e, fils du grand Pomp�e, jeune homme
intr�pide et belliqueux, avait allum� cette grande et terrible guerre. De tous
c�t�s et de toutes les parties du monde, il voyait venir � son aide ceux
qu'entra�nait encore le grand nom de son p�re. C�sar fut en Espagne
accompagn� de sa fortune ordinaire. Jamais cependant il n'eut � livrer de
bataille plus acharn�e et plus dangereuse. Ce fut au point que, la victoire
�tant plus qu'incertaine, il descendit de cheval, se dressa devant ses troupes
qui c�daient, et apr�s avoir reproch� � la fortune de l'avoir conserv� pour
une telle fin, d�clara � ses soldats qu'il ne reculerait plus d'un seul pas :
"Oublieraient-ils qu'il �tait leur g�n�ral et l'abandonneraient-ils dans
de telles circonstances ?" C'est la honte plus que le courage qui r�tablit
le combat et le chef montra plus de vaillance que ses soldats. Cneius Pomp�e
fut trouv� gri�vement bless� dans un endroit d�sert et on l'acheva.
Labi�nus et Varus moururent dans la bataille.
LVI. -- Vainqueur de tous ses ennemis C�sar
revint � Rome et pardonna, chose incroyable, � tous ceux qui avaient pris les
armes contre lui. Il remplit la ville de magnifiques spectacles, luttes de
gladiateurs, batailles navales, combats de cavaliers, de fantassins et
d'�l�phants et donna des festins qui dur�rent plusieurs jours. Il triompha
cinq fois : tous les ornements du triomphe �taient en bois de citronnier pour
la Gaule, en acanthe pour le Pont, en �caille pour Alexandrie, en ivoire pour
l'Afrique, en argent poli pour l'Espagne. La vente du butin produisit un peu
plus de six cents millions de sesterces.
Mais cet homme si grand et qui en avait us� envers tous avec tant de cl�mence
ne put jouir tranquillement du pouvoir supr�me pendant plus de cinq mois. Il
�tait revenu � Rome au mois d'octobre ; il fut assassin� aux ides de mars par
les conjur�s que commandaient Brutus et Cassius. La promesse du consulat
n'avait pu lui attacher Brutus ; par contre, il avait offens� Cassius, en ne
lui accordant pas imm�diatement cet honneur. On trouvait encore parmi les
complices du meurtre les amis les plus intimes de C�sar que la fortune de son
parti avait port�s aux plus hauts rangs, D�cimus Brutus, Ca�us Tr�bonius et
d'autres personnages illustres. Mais celui qui souleva contre lui la plus grande
haine fut Marc Antoine, son coll�gue au consulat, homme pr�t � toutes les
audaces. Comme C�sar �tait assis devant les rostres aux f�tes des Lupercales,
il lui avait mis sur la t�te l'insigne de la royaut� et C�sar en le
repoussant n'en avait pas paru offens�.
LVII. -- L'exp�rience montra combien �tait louable l'avis de Pansa et d'Hirtius qui avaient toujours conseill� � C�sar de maintenir par les armes une puissance qu'il avait acquise par les armes. Mais C�sar avait coutume de dire qu'il aimait mieux mourir que d'�tre craint. Alors qu'il attendait des autres une cl�mence �gale � la sienne, il fut dans sa confiance frapp� par des ingrats. Les dieux immortels lui avaient envoy� cependant bien des pr�sages et bien des indices du p�ril mena�ant. Les haruspices l'avaient averti de se d�fier avec le plus grand soin des ides de mars. Sa femme Calpurnia effray�e par une vision nocturne le suppliait de demeurer chez lui ce jour-l�. Enfin on lui avait remis des billets qui lui d�non�aient la conjuration, mais il ne les avait pas lus sur-le-champ. C'est qu'on ne saurait �viter la force du destin qui fausse le jugement de celui dont il veut changer le sort.
LVIII. -- L'ann�e o� ils commirent ce crime, Marcus Brutus et Ca�us Cassius �taient pr�teurs, et D�cimus Brutus, consul d�sign�. Accompagn�s de la masse des conjur�s et escort�s par la troupe des gladiateurs de D�cimus Brutus, ils s'empar�rent du Capitole. Cassius avait propos� de tuer aussi Antoine qui �tait alors consul et d'annuler le testament de C�sar, mais Brutus s'y �tait refus�, r�p�tant que les citoyens ne devaient demander que le sang du tyran : pour servir ses projets, il d�signait ainsi C�sar. De son c�t�, Dolabella que C�sar avait choisi pour lui succ�der au consulat, avait d�j� mis la main sur les faisceaux et les insignes de cette charge. Mais Antoine convoqua le s�nat et jouant le r�le de pacificateur, envoya ses enfants en otages au Capitole et donna aux meurtriers de C�sar l'assurance qu'ils pouvaient en descendre sans risque. A l'exemple du d�cret c�l�bre qu'avaient pris les Ath�niens , Cic�ron proposa l'oubli du pass�, et le s�nat approuva.
LIX. -- On ouvrit ensuite le testament de
C�sar. Il y adoptait Ca�us Octavius petit-fils de sa soeur Julie. Nous dirons
quelques mots de son origine bien qu'il l'ait fait avant nous.
Son p�re Ca�us Octavius �tait sinon de famille patricienne, du moins d'une
famille de chevaliers tr�s en vue. C'�tait un homme grave, vertueux, int�gre
et riche. Il fut nomm� pr�teur avec les plus nobles personnages et c'est lui
qui eut le plus de voix. Sa r�putation lui valut d'�pouser Atia, fille de
Julie. Sortant de charge, il re�ut du sort la Mac�doine o� il obtint le titre
de g�n�ral en chef. Comme il revenait pour briguer le consulat, il mourut,
laissant un fils tout jeune encore. Ca�us C�sar, son grand-oncle, le fit
�lever chez son beau-p�re Philippe et l'aima comme son propre fils. Quand il
eut dix-huit ans, il l'emmena � la guerre d'Espagne et par la suite le garda
toujours aupr�s de lui. Jamais il ne le fit loger ailleurs qu'avec lui ni
monter dans une autre liti�re que la sienne. Il l'honora m�me pendant son
enfance de la dignit� de pontife. Quand les guerres civiles furent termin�es,
il voulut former par les arts lib�raux l'esprit de ce jeune homme
singuli�rement dou� et il l'envoya �tudier � Apollonie. Il comptait l'avoir
comme compagnon d'armes dans la guerre qu'il devait entreprendre contre les
G�tes, puis contre les Parthes.
A la premi�re nouvelle de la mort de son oncle, Octave se rendit � Rome en
toute h�te : les centurions des l�gions voisines lui avaient cependant promis
sur-le-champ leur aide et celle de leurs soldats, et Salvidi�nus et Agrippa lui
avaient conseill� de ne pas m�priser cette offre. A Brindes, on lui donna des
d�tails sur la mort de C�sar et sur son testament. Comme il s'approchait de
Rome, une immense foule d'amis courut � sa rencontre, et � son entr�e dans la
ville, on vit le globe du soleil former un cercle qui entourait exactement sa
t�te et brillait des couleurs de l'arc-en-ciel. Il semblait ainsi mettre une
couronne sur la t�te de celui qui devait bient�t �tre si grand.
LX. -- Sa m�re Atia et son beau-p�re
Philippe n'�taient pas d'avis qu'il accept�t d'h�riter du nom de C�sar et de
la haine qu'avait attir�e sa fortune. Mais les destins protecteurs de l'Etat et
du monde le r�clamaient pour fonder et maintenir la grandeur du nom romain.
Aussi son �me divine m�prisa-t-elle les conseils humains et d�cida de
pr�f�rer � une vie s�re mais humble le rang supr�me et ses dangers. Il aima
mieux se fier au jugement qu'un oncle tel que C�sar avait port� sur lui, qu'�
l'opinion de son beau-p�re, et r�p�tait qu'il n'avait pas le droit de se
croire lui-m�me indigne d'un nom dont C�sar l'avait jug� digne.
Le consul Antoine le traita imm�diatement avec hauteur ; ce n'�tait point par
m�pris mais par crainte. Il le re�ut dans les jardins de Pomp�e mais lui
accorda � peine le temps de lui parler. Bient�t m�me il se mit � l'accuser
perfidement de comploter contre lui. Mais cette accusation fut � sa honte
reconnue sans fondement. Puis les consuls Antoine et Dolabella laiss�rent
�clater ouvertement leur criminelle passion de dominer. Sept cents millions de
sesterces avaient �t� d�pos�s par Ca�us C�sar dans le temple d'Aups.
Antoine s'en saisit. Il falsifia les registres des actes de C�sar, accorda
frauduleusement des droits de cit� et des exemptions ; tout se r�glait � prix
d'argent et le consul vendait l'Etat.
La province de Gaule avait �t� attribu�e � D�cimus Brutus, consul d�sign�
: Antoine r�solut de s'en emparer. D�l�bile se donna � lui-m�me les
provinces d'outre-mer. Mais la haine grandissait entre ces deux hommes d'un
naturel si diff�rent et dont les desseins s'opposaient ; aussi le jeune Ca�us
C�sar �tait-il chaque jour menac� par les pi�ges d'Antoine.
LXI. -- Rome languissait �cras�e sous la domination d'Antoine. On voyait chez tous de la col�re et de la douleur mais personne n'avait assez de force pour r�sister. C'est alors que Ca�us C�sar � peine �g� de dix-neuf ans fit preuve d'une �tonnante audace. Agissant de lui-m�me il ex�cuta les plus grandes entreprises et montra dans l'int�r�t de l'Etat plus de courage que le s�nat. Il fit d'abord venir de Caillette et peu apr�s de Casilinum les v�t�rans de son p�re dont l'exemple fut suivi par d'autres qui se rassembl�rent bient�t en une sorte d'arm�e r�guli�re. Peu apr�s, Antoine partit au-devant de l'arm�e qui sur son ordre arrivait � Brindes, des provinces d'outre-mer. Alors la l�gion Martia et la quatri�me l�gion, ayant appris quels �taient les intentions du s�nat et le caract�re d'un si noble jeune homme, lev�rent les enseignes et all�rent se joindre � C�sar. Celui-ci re�ut du s�nat les honneurs d'une statue �questre : c'est celle qu'on peut voir aujourd'hui encore pr�s des rostres avec une inscription qui indique son �ge. En l'espace de trois cents ans, seuls Lucius Sylla, Cneius Pomp�e et Ca�us C�sar re�urent cet honneur. On nomma C�sar propr�teur et on lui ordonna ainsi qu'aux consuls d�sign�s Hirtius et Pansa, de faire la guerre � Antoine. Ag� seulement de vingt ans, C�sar fit preuve du plus grand courage dans les op�rations qu'il dirigea autour de Mod�ne. D�cimus Brutus qui y �tait assi�g� fut d�livr�. Antoine abandonn� de tous fut r�duit � fuir honteusement et quitta l'Italie. Les deux consuls p�rirent, l'un pendant le combat, l'autre peu de temps apr�s, des suites d'une blessure.
LXII. -- Avant la fuite d'Antoine, le s�nat,
surtout sur la proposition de Cic�ron, accorda toute sorte d'honneurs � C�sar
et � son arm�e. Mais quand la crainte fut calm�e, les sentiments sinc�res
r�apparurent et les partisans de Pomp�e reprirent aussit�t courage. On donna
� Brutus et � Cassius le gouvernement des provinces dont ils s'�taient d�j�
empar�s d'eux-m�mes sans attendre la d�cision du s�nat. On f�licita toutes
les troupes qui s'�taient d�clar�es pour eux et on leur donna une enti�re
autorit� sur les magistrats des provinces d'outre-mer. Marcus Brutus et Ca�us
Cassius qui tant�t craignaient les armes d'Antoine et tant�t feignaient de les
craindre pour le rendre plus odieux, avaient affirm� en effet dans leurs
proclamations qu'ils �taient pr�ts � vivre dans un exil, f�t-il perp�tuel,
si la concorde de l'Etat �tait � ce prix, qu'ils ne seraient pas une cause de
guerre civile et que la conscience d'avoir bien agi �tait pour eux le plus
grand des honneurs. Puis ils avaient quitt� Rome et l'Italie et, sans aucun
pouvoir officiel, ils avaient, avec un �gal empressement, mis la main sur les
provinces et sur les arm�es. Sous pr�texte que partout o� ils �taient,
�tait l'�tat, ils avaient d�cid� les questeurs � leur remettre l'argent
qu'ils transportaient des provinces d'outre-mer � Rome. Des d�crets du S�nat
sanctionn�rent et approuv�rent tous ces actes. D�cimus Brutus obtint le
triomphe sans doute parce qu'il devait la vie � un autre. Les corps de Pansa et
d'Hirtius re�urent les honneurs fun�bres aux frais de l'Etat.
Quant � C�sar, on ne fit de lui aucune mention : les l�gats qui avaient �t�
envoy�s � son arm�e, re�urent m�me l'ordre de s'adresser aux soldats, hors
de sa pr�sence. Mais l'arm�e ne fut pas aussi ingrate que le s�nat. Comme
C�sar supportait l'outrage en feignant de ne pas le voir, les soldats
d�clar�rent qu'ils n'�couteraient aucune instruction si leur g�n�ral
n'�tait pr�sent. C'est � cette �poque que Cic�ron qui �tait passionn�ment
attach� au parti de Pomp�e, disait qu'il fallait louer C�sar et l'�craser
sous les honneurs. Par l� il semblait dire une chose et voulait en faire
entendre une autre.
LXIII. -- Pendant ce temps, Antoine fuyait au
del� des Alpes. Il n�gocia d'abord vainement avec L�pide qui, nomm�
subrepticement grand pontife � la place de Ca�us C�sar, s'�tait donn� �
lui-m�me la province d'Espagne et s'attardait encore en Gaule. Bient�t il se
montra plus souvent aux soldats et comme, tant qu'il restait sobre, il
l'emportait sur beaucoup de g�n�raux et que L�pide �tait le plus incapable
de tous les chefs, les soldats abattirent le vallum, en arri�re du camp, pour
le recevoir. Antoine laissa � L�pide le titre de g�n�ral, mais tout le
pouvoir �tait en ses mains.
Au moment o� Antoine p�n�tra dans le camp, Juventius Lat�rensis, homme qui
fut fid�le � ses id�es pendant toute sa vie et jusque dans la mort, conseilla
tr�s vivement � L�pide de ne pas s'associer � un ennemi public, puis devant
l'inutilit� de ses avis, il se per�a de son �p�e.
Plancus, avec son h�sitation naturelle, se demanda longtemps � quel parti il
appartenait : il ne pouvait se mettre d'accord avec lui-m�me ; un jour il
soutenait D�cimus Brutus qui �tait comme lui consul d�sign�, et dans des
lettres il se faisait gloire de cette attitude aupr�s du s�nat ; peu apr�s il
trahissait ce m�me Brutus. Asinius Pollion, ferme en ses desseins, resta
fid�le au parti de C�sar et hostile � celui de Pomp�e. Tous deux livr�rent
enfin leurs arm�es � Antoine.
LXIV. -- D�cimus Brutus abandonn� d'abord
par Plancus puis en butte � ses pi�ges, voyait son arm�e d�serter peu �
peu. Il se r�fugia dans la maison d'un de ses h�tes, un noble nomm� Cam�lus.
Des envoy�s d'Antoine l'�gorg�rent et ce juste ch�timent vengea Ca�us
C�sar � qui Brutus devait tant de reconnaissance. Il l'avait assassin�,
apr�s avoir �t� le premier de ses amis. Tout en profitant de cette brillante
fortune, il voulait en faire un crime � celui � qui il la devait et il pensait
qu'il �tait juste de garder les bienfaits de C�sar et de tuer C�sar le
bienfaiteur.
C'est � cette �poque que Marcus Tullius Cic�ron dans une suite de discours
marqua d'une �ternelle infamie la m�moire d'Antoine. Tandis qu'il le faisait
avec une magnifique et divine �loquence, le tribun Cannutius, comme un chien
enrag�, d�chirait Antoine. Leur amour de la libert� leur valut la mort �
tous deux. Mais le sang du tribun marqua le d�but des proscriptions, et la mort
de Cic�ron, comme si elle rassasiait Antoine, en marqua presque la fin.
Puis le s�nat, comme il l'avait d�j� fait pour Antoine, d�clara L�pide
ennemi public.
LXV. -- L�pide, C�sar et Antoine
commenc�rent alors � �changer des lettres et � parler d'accords. Antoine ne
cessait de rappeler � C�sar combien les partisans de Pomp�e lui �taient
hostiles, � quelle puissance ils s'�taient d�j� �lev�s, avec quelle ardeur
Cic�ron exaltait Brutus et Cassius ; il d�clarait que si C�sar m�prisait son
alliance, il unirait ses forces � celles de Brutus et de Cassius qui �taient
d�j� ma�tres de dix-sept l�gions. Il ajoutait enfin que le devoir de venger
C�sar incombait � son fils plus qu'� son ami. Antoine et C�sar conclurent
alors une alliance, puis sur les exhortations et les pri�res de leurs arm�es,
ils s'unirent encore par la parent� et la belle-fille d'Antoine fut fianc�e �
C�sar.
C�sar commen�a son consulat la veille de ses vingt ans, dix jours avant les
calendes d'octobre. Il eut comme coll�gue Quintus P�dius. C'�tait sept cent
neuf ans apr�s la fondation de Rome et soixante-douze ans avant ton consulat,
Marcus Vinicius.
On vit cette ann�e-l� Publius Vintidius joindre les insignes de consul � ceux
de pr�teur dans cette m�me ville qu'il avait parcourue derri�re un char de
triomphe parmi les prisonniers du Pic�num. Par la suite Vintidius obtint m�me
le triomphe.
LXVI. -- Puis �clat�rent � la fois les
fureurs d'Antoine et de L�pide. Tous deux, comme nous l'avons dit, avaient
�t� d�clar�s ennemis publics et ils aimaient mieux songer au mal qu'ils
avaient souffert qu'� celui qu'ils avaient m�rit�. Malgr� l'opposition de
C�sar (opposition qui fut vaine, puisqu'il �tait seul contre deux) ils
renouvel�rent le crime dont Sylla avait donn� l'exemple, les proscriptions.
Qu'y eut-il alors de plus indigne ? On vit C�sar contraint � proscrire et il
se trouva quelqu'un pour proscrire Cic�ron. Antoine par son crime fit taire
cette voix qui fut celle de la patrie. Personne n'entreprit de d�fendre la vie
de celui qui, pendant tant d'ann�es, avait d�fendu aussi bien les int�r�ts
de l'Etat que ceux des citoyens.
C'est en vain, cependant, Marc Antoine, (car l'indignation qui jaillit de mon
coeur et de mon esprit me force � sortir du ton ordinaire de mon ouvrage) c'est
en vain, dis-je, que tu as compt� une somme d'argent � celui qui avait fait
taire cette voix divine et coup� cette t�te si illustre et que par une prime
macabre tu as provoqu� la mort d'un si grand consul, de celui qui jadis avait
sauv� l'Etat. Car tu as ravi alors � Cic�ron des jours inquiets, des ann�es
de vieillesse, une vie qui e�t �t� plus malheureuse sous ta domination que ne
fut la mort sous ton triumvirat ; mais la renomm�e, la gloire de ses actions et
de ses discours, bien loin de la lui enlever, tu l'as accrue. Il vit, il vivra
dans la m�moire de tous les si�cles. Tant que ce corps que forme l'univers et
que cr�a le hasard, la providence ou quelque autre cause, tant que ce monde que
presque seul de tous les Romains il a pu contempler de son intelligence,
embrasser de son g�nie, �clairer de son �loquence, subsistera, il emportera
avec lui dans son �ternit� la gloire de Cic�ron. La post�rit� la plus
lointaine admirera ce qu'il a �crit contre toi, d�testera ce que tu as fait
contre lui et la race des hommes dispara�tra du monde avant son souvenir.
LXVII.-- Aucun homme n'aurait assez de larmes
pour pleurer, comme ils le m�ritent, tous les malheurs de ce temps, encore
moins pourrait-on trouver des mots pour les d�crire. Remarquons toutefois que
le d�vouement que les femmes montr�rent pour les proscrits fut grand, celui
des affranchis, m�diocre, celui des esclaves, faible, mais que les fils n'en
montr�rent aucun. Tant les hommes supportent mal de voir retarder les
esp�rances qu'ils ont con�ues, quelles qu'elles soient.
Pour qu'il n'y e�t plus rien de sacr� pour personne, pour donner eux-m�mes
l'exemple du crime et y pousser les autres, Antoine avait proscrit son oncle
Lucius C�sar, et L�pide son fr�re Paulus. Plancus eut assez de cr�dit pour
obtenir la proscription de son fr�re Plancus Plotius. Aussi parmi les
railleries des soldats qui suivaient le char triomphal de L�pide et de Plancus,
au milieu des mal�dictions des citoyens, on entendait ces mots : "C'est de
Germains, non de Gaulois que triomphent ces deux consuls."
LXVIII. -- Rappelons ici un d�tail que nous
avons oubli� � sa date, car l'auteur de cet acte est si connu qu'il ne nous
est pas permis de le laisser dans l'ombre. Tandis que C�sar livrait bataille
pour l'empire � Pharsale et en Afrique, Marcus Caelius qui par l'�loquence et
l'�nergie ressemblait et m�me �tait sup�rieur � Curion, et d'ailleurs
�tait aussi fripon et non moins intelligent que lui, ne pouvant se sauver,
m�me en payant une faible partie de ses dettes, car l'�tat de son patrimoine
�tait encore pire que celui de son esprit, entreprit pendant sa pr�ture
d'annuler les dettes et ni les d�crets du s�nat ni l'autorit� des consuls ne
purent l'arr�ter. Il alla jusqu'� rappeler d'exil Annius Milon qui pour
n'avoir pu obtenir de rentrer � Rome �tait hostile au parti de C�sar. Puis il
excita la r�volte dans la ville, et dans les campagnes le d�sordre d'une
guerre ouverte. On le chassa d'abord des affaires publiques et bient�t, sur
l'ordre du s�nat, il fut poursuivi par l'arm�e du consul et tu� pr�s de
Thurium.
Dans une entreprise analogue, Milon eut un sort semblable : alors qu'il tentait
l'assaut de Compsa, ville des Hirpins, il fut frapp� d'un coup de pierre. Ainsi
p�rit cet homme agit� dont la hardiesse d�passait les forces et sa mort
vengea Publius Clodius et Rome, sa patrie, contre qui il osait porter les armes.
Puisque je reviens sur diff�rents points que j'ai omis, notons combien fut
excessive et d�plac�e la libert� dont les tribuns de la pl�be Marullus
Epidius et Flavus Caes�tius us�rent � l'�gard de Ca�us C�sar quand ils
l'accus�rent d'aspirer � la royaut�. Peu s'en fallut qu'ils ne connussent la
force de sa puissance. Cependant, dans sa col�re, C�sar, qu'ils ne cessaient
de harceler, se contenta de la vengeance suivante : il pr�f�ra la d�gradation
inflig�e par le censeur a un ch�timent dictatorial et les chassa des affaires
publiques, proclamant qu'il se trouvait dans la plus triste situation puisqu'il
devait ou sortir de sa nature ou laisser amoindrir son autorit�.
Mais revenons maintenant � l'ordre des faits.
LXIX. -- D�j� dans la province d'Asie,
Dolabella avait surpris par ruse et tu� � Smyrne son pr�d�cesseur l'ancien
consul Caius Tr�bonius qui, oublieux des bienfaits de C�sar, avait pris part
au meurtre de celui qui l'avait �lev� au consulat. Ca�us Cassius avait re�u
de leurs g�n�raux, les anciens pr�teurs Statius Murcus et Crispus Marcius,
les puissantes l�gions de Syrie. Puis il avait cern� dans Laodic�e Dolabella
qui, apr�s avoir occup� l'Asie, �tait pass� en Syrie et, apr�s la prise de
la ville, il l'avait forc� � se tuer. Dolabella avait sans l�chet� tendu sa
gorge � l'un de ses esclaves. Cassius avait ainsi rang� dix l�gions sous son
commandement. De son c�t�, Marcus Brutus s'�tait empar� en Mac�doine des
l�gions de Ca�us Antonius fr�re de Marc Antoine, puis, pr�s de Dyrrachium,
de celles de Vatinius : ces l�gions s'�taient d'ailleurs livr�es sans
r�sistance. Il avait cependant attaqu� Antoine par les armes mais sa
r�putation avait suffi pour �craser Vatinius. Brutus, en effet, paraissait
pr�f�rable � n'importe quel g�n�ral, et il n'y avait personne � qui
Vatinius ne par�t inf�rieur : la difformit� de son corps rivalisait avec la
laideur de son esprit, si bien que son �me semblait enferm�e dans une demeure
bien digne d'elle. Les forces de Brutus s'�levaient ainsi � sept l�gions.
Par la loi P�dia dont l'auteur �tait le consul P�dius, coll�gue de C�sar,
on punit tous ceux qui avaient tu� Ca�us C�sar en leur interdisant l'eau et
le feu. Vers la m�me �poque, Capito, mon oncle paternel, qui appartenait �
l'ordre s�natorial, se joignit � Agrippa pour attaquer en justice Ca�us
Cassius.
Pendant que ces �v�nements se passaient en Italie, Cassius, apr�s une lutte
acharn�e et heureuse avait, en s'emparant de Rhodes, accompli l'exploit le plus
remarquable. De son c�t�, Brutus avait compl�tement vaincu les Lyciens. Puis
tous deux avaient men� leurs arm�es en Mac�doine. Cassius, par un grand
effort sur sa nature, d�passait alors Brutus en cl�mence. On ne pourrait
trouver personne que la fortune ait accompagn� avec plus de faveur que Brutus
et Cassius et qu'elle ait, comme lasse de les suivre, plus rapidement
abandonn�.
LXX. -- C�sar et Antoine firent alors passer
leurs arm�es en Mac�doine et livr�rent bataille � Marcus Brutus et �
Cassius pr�s de la ville de Philippes. L'aile que commandait Brutus, repoussant
l'ennemi, s'empara du camp de C�sar. Celui-ci, malgr� son mauvais �tat de
sant�, s'acquittait en personne de ses devoirs de chef. Artorius son m�decin
qu'un avertissement tr�s clair avait effray� pendant son sommeil, l'avait
lui-m�me suppli� de ne pas rester dans le camp. Par contre, l'aile o� se
trouvait Cassius avait �t� mise en fuite, et, durement �prouv�e, elle
s'�tait repli�e sur des hauteurs. Cassius, jugeant alors d'apr�s son sort, du
sort de son coll�gue, envoya un v�t�ran, avec l'ordre de le renseigner sur
cette troupe de soldats qui s'avan�ait dans sa direction. Mais le messager
tardait, l'arm�e qui venait vers lui au pas de course �tait toute proche et la
poussi�re emp�chait de distinguer visages et enseignes. Alors Cassius pensant
que c'�tait l'ennemi qui venait l'attaquer, se voila la t�te de son manteau,
et, tendant la gorge, l'offrit sans frayeur � un affranchi. La t�te de Cassius
�tait tomb�e quand le v�t�ran arriva annon�ant la victoire de Brutus.
Voyant � terre le corps de son g�n�ral : "Je suivrai, dit-il, celui qu'a
tu� ma lenteur", et � l'instant il se jeta sur son �p�e.
Peu de jours apr�s, Brutus en vint aux mains avec l'ennemi. Il fut vaincu dans
la bataille. Pendant la nuit, il s'arr�ta dans sa fuite sur une hauteur et pria
Straton d'Eg�e, son ami, de l'aider � se donner la mort. Rejetant son bras
gauche au dessus de sa t�te, il prit de la main droite la pointe de l'�p�e de
son ami et la dirigea vers son sein gauche � l'endroit m�me o� bat le coeur ;
pesant alors sur la blessure, il se transper�a d'un seul coup et expira
aussit�t.
LXXI. -- Messala, jeune homme du plus brillant
m�rite, avait dans le camp de Brutus et de Cassius un rang presque �gal au
leur. Certains lui demandaient d'�tre leur chef, mais il aima mieux devoir la
vie � la cl�mence de C�sar que de poursuivre plus longtemps l'incertaine
esp�rance des armes. Rien dans ses victoires ne fut plus agr�able � C�sar
que d'avoir sauv� Corvinus, et, par sa reconnaissance envers C�sar, Corvinus
donna le plus noble exemple de gratitude et de fid�lit�.
Aucune guerre ne fut plus souill�e du sang de personnages aussi illustres. Le
fils de Caton y trouva la mort ; Lucullus et Hortensius, fils des citoyens les
plus c�l�bres, eurent un sort semblable. Quant � Varron, avant de repa�tre
Antoine du spectacle de sa mort, il lui pr�dit avec une grande hardiesse la fin
dont il �tait digne et cette pr�diction se r�alisa. Drusus Livius, p�re de
Julia Augusta, et Varus Quintilius ne firent pas m�me appel � la cl�mence de
l'ennemi. Drusus se tua lui-m�me dans sa tente. Varus, apr�s s'�tre rev�tu
des insignes de ses dignit�s, p�rit de la main d'un de ses affranchis qu'il
for�a � l'�gorger.
LXXII. -- Telle fut la fin que la fortune
donna au parti de Marcus Brutus qui �tait alors �g� de trente-sept ans et
dont l'�me �tait rest�e irr�prochable jusqu'au jour o� un seul acte de
folie effa�a toutes ses vertus. Autant Cassius �tait sup�rieur comme
g�n�ral, autant Brutus l'�tait comme homme. Des deux, c'est Brutus qu'on e�t
pr�f�r� comme ami et Cassius qu'on e�t craint davantage comme ennemi. Chez
l'un, on voyait plus de force, chez l'autre, plus de courage. Autant il fut
avantageux pour l'Etat d'avoir comme prince C�sar plut�t qu'Antoine, autant,
s'ils eussent �t� vainqueurs, Brutus e�t �t� pr�f�rable � Cassius.
Cneius Domitius, p�re de Lucius Domitius que nous avons vu r�cemment encore et
qui fut un homme d'une si grande et si noble vertu, a�eul du jeune et illustre
Cneius Domitius, s'empara de quelques navires et avec de nombreux compagnons qui
approuvaient sa d�cision, il confia son salut � la fuite et � la fortune,
sans autre chef de parti que lui-m�me.
Statius Murcus qui avait command� la flotte et les postes qui surveillaient la
mer, emmena avec lui toutes les troupes et tous les navires qui lui avaient
�t� confi�s et alla rejoindre Sextus Pomp�e, fils du grand Pomp�e qui, �
son retour d'Espagne, s'�tait par les armes empar� de la Sicile. Vers lui
affluaient du camp de Brutus, d'Italie et de toutes les parties du monde, les
proscrits que la fortune venait de sauver du p�ril. Comme ils n'avaient plus de
patrie, tout chef leur �tait bon ; la fortune ne leur permettait pas de
choisir, elle leur montrait un refuge et, pour ces hommes qui fuyaient une
temp�te fatale, cet abri tint lieu de port.
LXXIII. -- Sextus Pomp�e �tait un jeune homme sans instruction litt�raire, barbare dans son langage, brave avec emportement, toujours pr�t � agir, prompt � concevoir et qui �tait bien loin d'avoir la loyaut� de son p�re. Affranchi de ses affranchis, esclave de ses esclaves, il jalousait les gens de m�rite, pour ob�ir aux plus m�diocres. Apr�s qu'Antoine se fut enfui de Mod�ne, le s�nat avait donn� � Brutus et � Cassius le gouvernement des provinces d'outre-mer et comme il restait alors presque tout entier fid�le au parti de Pomp�e, il avait rappel� Sextus Pomp�e d'Espagne o� l'ancien pr�teur Asinius Pollion lui avait fait la guerre avec succ�s. Il lui restitua son patrimoine et lui confia le commandement des r�gions c�ti�res. Comme nous l'avons dit, Pomp�e avait alors occup� la Sicile et en accueillant dans son arm�e les esclaves et les fuyards, il avait augment� le nombre de ses l�gions. Les chefs de sa flotte, M�nas et M�n�crat�s affranchis de son p�re infestaient la mer de leurs brigandages et de leurs pirateries. Le butin servait aux besoins de Sextus et de son arm�e et il n'avait aucune honte � remplir d'exploits de pirates une mer que les armes et l'habilet� de son p�re avaient d�livr�e de leurs crimes.
LXXIV. -- Lorsqu'il eut �cras� le parti de Brutus et de Cassius, Antoine, avant de passer dans les provinces d'outre-mer, demeura quelque temps en Gr�ce. C�sar se retira en Italie. Il y trouva plus de d�sordre qu'il n'e�t voulu. En effet le consul L. Antoine qui partageait les vices de son fr�re sans avoir les vertus que celui-ci montrait quelquefois, avait rassembl� une nombreuse arm�e, soit en calomniant C�sar aupr�s des v�t�rans, soit en appelant aux armes ceux qui avaient perdu leurs biens quand on avait d�cid� le partage des terres et d�sign� des colons. D'autre part, Fulvie, �pouse d'Antoine, qui n'avait d'une femme que le corps, portait partout la guerre et le d�sordre. Elle avait pris Pr�neste comme base d'op�rations. Antoine, chass� de tous c�t�s par les forces de C�sar, s'�tait retir� � P�rouse. Plancus qui �tait partisan d'Antoine lui avait fait esp�rer du secours plut�t qu'il ne l'avait vraiment aid�. C�sar avec son courage et sa fortune habituelle prit P�rouse d'assaut et renvoya Antoine sans lui faire aucun mal. La col�re des soldats plus que la volont� du g�n�ral fit traiter cruellement les habitants de cette ville qui fut br�l�e. L'incendie fut allum� par le premier citoyen de la cit�, un certain Mac�donicus qui, apr�s avoir mis lui-m�me le feu � ses meubles et � sa maison, se per�a de son �p�e et se jeta dans les flammes.
LXXV. -- Vers la m�me �poque la guerre avait
�clat� en Campanie. Elle avait �t� allum�e par Tib�rius Claudius N�ron
qui se proclamait le d�fenseur de ceux qui avaient perdu leurs terres. Ancien
pr�teur, pontife, p�re de Tib�re C�sar, c'�tait un homme � l'�me noble et
� l'esprit cultiv�. L'arriv�e de C�sar apaisa et �touffa cette guerre comme
les autres.
Qui s'�tonnerait assez des caprices de la fortune et de l'incertaine destin�e
des choses humaines ? Qui ne doit esp�rer ou craindre un sort diff�rent de son
sort pr�sent et des �v�nements contraires � ceux qu'il attend ? Livie, fille
de l'illustre et noble Drusus Claudianus, femme qui par sa naissance, sa vertu,
sa beaut�, brillait parmi les Romaines, Livie que nous avons vue plus tard la
femme d'Auguste puis sa pr�tresse et sa fille quand il fut all� rejoindre les
Dieux, fuyait alors les armes et la main de C�sar, son futur �poux. Tenant
serr� contre sa poitrine Tib�re, enfant de deux ans, celui qui devait venger
l'empire romain et devenir le fils de ce m�me C�sar, elle prenait des chemins
d�tourn�s, �vitait les armes des soldats et escort�e d'un seul homme, pour
mieux d�rober sa fuite, gagnait la mer et passait en Sicile avec N�ron son
�poux.
LXXVI. -- Je ne priverai pas Ca�us Velleius
mon a�eul d'un t�moignage que je rendrais � un �tranger. En effet, apr�s
que Cneius Pomp�e l'eut �lev� � un rang tr�s consid�rable parmi les trois
cent soixante juges, il avait �t� l'intendant militaire de ce m�me Pomp�e
puis celui de Marcus Brutus et de Tib�rius N�ron. C'�tait l'homme le plus
distingu� de la Campanie. Il �tait un des soutiens du parti de N�ron pour qui
il avait la plus vive amiti�. Au moment o� celui-ci quitta Naples, comme son
corps d�j� alourdi par l'�ge ne lui permettait pas de l'accompagner, il se
per�a de son �p�e.
C�sar laissa Fulvie sortir librement d'Italie avec Plancus qui accompagnait
cette femme dans sa fuite. De son c�t� Asinius Pollion maintint longtemps la
V�n�tie sous l'autorit� d'Antoine, accomplit de grandes et belles actions
autour d'Altinum et d'autres villes de cette r�gion, puis alla rejoindre
Antoine avec les sept l�gions qu'il commandait. Domitius �tait toujours
ind�cis. Comme nous l'avons dit, il s'�tait enfui du camp de Brutus apr�s la
mort de ce dernier et avait conserv� le commandement de sa flotte. Asinius
Pollion le fit changer d'avis et par ses promesses l'amena au parti d'Antoine.
Cet acte fait que tout juge �quitable pensera que Pollion rendit autant de
services � Antoine, qu'Antoine � Pollion. L'arriv�e d'Antoine en Italie et
les pr�paratifs de C�sar contre lui firent craindre la guerre ; mais la paix
fut conclue pr�s de Brindes.
Vers cette m�me �poque, on d�couvrit les criminels desseins de Rufus
Salvidi�nus. D'une origine tr�s obscure, il ne lui suffisait pas d'�tre
arriv� au plus haut rang et d'avoir �t� le premier chevalier qui fut nomm�
consul apr�s Cneius Pomp�e et C�sar lui-m�me, mais il voulait s'�lever
assez haut pour voir au-dessous de lui et C�sar et l'Etat.
LXXVII. -- Alors sur les instances de tout le peuple que l'ins�curit� de la mer r�duisait � une extr�me disette, on conclut aussi la paix avec Pomp�e pr�s de Mis�ne. Recevant � d�ner sur son navire C�sar et Antoine, Pomp�e dit, non sans esprit, qu'il les recevait dans ses car�nes. Il faisait allusion au nom du quartier o� se trouvait sa maison paternelle dont Antoine s'�tait empar�. Dans ce trait� de paix on d�cida d'accorder � Pomp�e la Sicile et l'Acha�e, mais son �me agit�e ne put s'en contenter. Le seul bien que son retour procura � la patrie fut que tous les proscrits et tous ceux qui pour diverses raisons s'�taient r�fugi�s pr�s de lui obtinrent par son entremise leur rappel et leur salut. Il rendit ainsi � l'Etat, entre autres personnages illustres, Claudius N�ron, Marcus Silanus, Sentius Saturninus, Arruntius et Titius. Quant � Statius Murcus qui avait doubl� les forces navales de Pomp�e en se joignant � lui avec une flotte importante, il avait �t� faussement accus� par M�nas et M�n�crat�s qui r�pugnaient � avoir comme coll�gue un tel homme et Pomp�e l'avait fait tuer en Sicile.
LXXVIII. -- Vers cette date, Octavie, soeur de
C�sar devint la femme de Marc Antoine.
Pomp�e �tait alors retourn� en Sicile et Antoine dans les provinces
d'outre-mer o� Labi�nus avait jet� le plus grand trouble. Celui-ci, en effet,
apr�s avoir quitt� le camp de Brutus, s'�tait retir� chez les Parthes, puis
avait conduit leur arm�e en Syrie et tue le lieutenant d'Antoine. Mais gr�ce
au courage et � l'habile commandement de Ventidius, il fut massacr� avec
l'arm�e des Parthes et avec le jeune fils de leur roi, l'illustre Pacorus.
Craignant que l'oisivet�, la plus grande ennemie de la discipline, n'amoll�t
les soldats, C�sar faisait alors de nombreuses exp�ditions en Illyrie et en
Dalmatie. Il fortifiait ainsi son arm�e par l'endurance des p�rils et la
pratique de la guerre.
A la m�me �poque, Calvinus Domitius qui apr�s son consulat avait re�u la
province d'Espagne, y fit preuve d'une s�v�rit� comparable � celle de nos
anc�tres : il fit en effet fustiger un centurion primipile nomm� Vibillius qui
s'�tait l�chement enfui du combat.
LXXIX. -- Comme chaque jour voyait grandir la flotte et la r�putation de Pomp�e, C�sar se r�solut � entreprendre cette p�nible guerre. La construction des navires, le recrutement des soldats et des rameurs, leur entra�nement aux manoeuvres et aux batailles navales furent confi�s � Marcus Agrippa. C'�tait un homme d'un courage �minent. Les fatigues, les veilles, les dangers ne pouvaient le vaincre. Sachant parfaitement ob�ir mais � un seul, il se montrait par ailleurs avide de commander aux autres. Il ne souffrait jamais qu'on temporis�t et passait imm�diatement de la d�cision aux actes. Sous ses ordres, une flotte magnifique fut construite sur l'Averne et sur le lac Lucrin, et soldats et rameurs acquirent par des exercices quotidiens la plus grande habilet� dans la manoeuvre des navires et dans la guerre sur mer. C'est avec cette flotte que C�sar qui venait de recevoir Livie des mains de N�ron son premier �poux et l'avait �pous�e apr�s avoir consult� les oracles publics, porta la guerre contre Pomp�e et contre la Sicile. Mais cet homme qu'aucune force humaine n'avait pu vaincre fut alors durement frapp� par les coups du sort. Pr�s de V�lie et du cap Palinure, la plus grande partie de sa flotte fut assaillie par un fort vent d'Afrique qui la brisa et la dispersa. Ceci retarda les op�rations de cette guerre o� par la suite la fortune se montra h�sitante et parfois douteuse. En effet, la flotte de C�sar fut � nouveau maltrait�e par la temp�te dans les m�mes parages. De plus, si, dans un premier combat naval, elle combattit heureusement devant Myles sous les ordres d'Agrippa, l'arriv�e inopin�e de la flotte ennemie lui fit subir pr�s de Taurom�nium, sous les yeux m�mes de C�sar, une grave d�faite et C�sar lui-m�me y courut quelque danger. Quant aux l�gions qui avaient d�barqu� sous les ordres du lieutenant de C�sar, Cornificius, elles faillirent �tre �cras�es par Pomp�e. Mais dans cette situation dangereuse la prudence et le courage corrig�rent le sort. Les flottes des deux adversaires s'�tant d�ploy�es, Pomp�e perdit presque tous ses vaisseaux et dut s'enfuir en Asie. Il demanda secours � Antoine, mais tandis qu'il passait dans son affolement de l'attitude d'un chef � celle d'un suppliant, tant�t gardant sa dignit�, tant�t implorant la vie, Antoine donna l'ordre � Titius de l'�gorger. La haine qu'un tel forfait valut � ce dernier fut si forte que, peu apr�s, comme il donnait des jeux au th��tre de Pomp�e, les mal�dictions du peuple le chass�rent du spectacle qu'il offrait.
LXXX. -- Pendant que C�sar faisait la guerre
� Pomp�e, L�pide �tait sur son ordre revenu d'Afrique avec douze l�gions
dont l'effectif �tait r�duit de moiti�. C'�tait le plus vaniteux des hommes
et il n'avait aucune vertu pour m�riter une si longue indulgence de la fortune.
Les soldats de Pomp�e s'�taient joints � l'arm�e de L�pide qui se trouvait
le plus pr�s d'eux, mais leur intention �tait de se ranger sous l'autorit� et
la protection de C�sar et non sous celles de L�pide lui-m�me. Alors celui-ci
tout fier de ce nombre de plus de vingt l�gions, en �tait arriv� � ce point
de folie qu'il s'attribuait � lui-m�me, qui n'�tait qu'un inutile compagnon
des succ�s d'autrui, tout le m�rite d'une victoire qu'il avait longtemps
retard�e, soit en combattant dans les conseils de guerre les desseins de
C�sar, soit en soutenant sans cesse des avis contraires � ceux des autres. Il
eut m�me l'audace d'ordonner � C�sar de quitter la Sicile. Ni les Scipions,
ni les autres anciens g�n�raux romains ne con�urent ni n'ex�cut�rent jamais
rien de plus hardi que l'acte qu'accomplit alors C�sar : sans armes, v�tu d'un
simple manteau, n'ayant rien d'autre pour le prot�ger que son nom, il p�n�tra
dans le camp de L�pide, �vita les traits qui lui furent lanc�s sur l'ordre de
cet homme perfide et bien qu'il e�t son manteau perc� d'un coup de lance, il
osa se saisir de l'aigle d'une l�gion. On put voir l� combien ces deux
g�n�raux diff�raient entre eux. Les soldats en armes suivirent un chef
d�sarm�. Dix ans apr�s �tre parvenu � un pouvoir dont sa vie le rendait
indigne, L�pide, abandonn� de ses soldats et de la fortune, v�tu d'un habit
sombre et se dissimulant dans les derniers rangs d'une foule qui se pressait
vers C�sar, vint se jeter � ses genoux. On lui accorda la vie et la jouissance
de ses biens mais on le d�pouilla d'une dignit� qu'il n'�tait pas capable de
soutenir.
LXXXI. -- A ce moment une r�volte �clata
soudain dans l'arm�e. Un tel abandon de la discipline se produit en g�n�ral
quand les soldats se rendent compte de leur grand nombre et ne supportent plus
de demander ce qu'ils croient pouvoir obtenir par la force. Le prince en vint �
bout en joignant la s�v�rit� � la g�n�rosit�.
Vers la m�me �poque, la colonie de Capoue re�ut un tr�s grand accroissement.
Ses champs �taient rest�s du domaine public. A titre de compensation, on lui
donna dans l'�le de Cr�te des terres bien plus fertiles dont le revenu
s'�levait � douze cent mille sesterces. On lui promit aussi de lui amener de
l'eau : cette eau contribue aujourd'hui encore � la salubrit� de la ville, en
m�me temps qu'elle en accro�t la beaut�.
La couronne navale qu'aucun Romain n'avait encore obtenue fut accord�e �
Agrippa pour le courage dont il avait fait preuve pendant cette guerre.
Apr�s la victoire, C�sar revint � Rome. Il d�clara qu'il affectait � des
services publics les nombreuses maisons qu'il avait fait acheter par ses
mandataires pour agrandir sa demeure. Il promit de b�tir � Apollon un temple
entour� de portiques et dans cette construction il se montra d'une singuli�re
magnificence.
LXXXII. -- Pendant que C�sar remportait en Sicile tant de succ�s, en Orient la fortune combattait pour lui et pour la r�publique. Antoine, en effet, �tait entr� en Arm�nie puis en M�die avec treize l�gions, et traversant ces contr�es, il allait attaquer les Parthes quand il se heurta � leur roi qui �tait venu � sa rencontre. Il perdit tout d'abord deux l�gions avec tous ses bagages, ses machines de guerre et son lieutenant Statianus. Peu apr�s et � plusieurs reprises, il fit courir les plus grands risques � toute son arm�e et tomba lui-m�me dans des dangers tels qu'il d�sesp�ra d'en pouvoir �chapper. Il perdit au moins le quart de ses soldats et ne dut son salut qu'au conseil loyal d'un simple captif. Toutefois cet homme �tait un Romain ; il avait �t� fait prisonnier dans le d�sastre de l'arm�e de Crassus, mais ses sentiments n'avaient pas chang� en m�me temps que sa fortune. Pendant la nuit il s'approcha d'un poste romain et avertit Antoine de ne pas prendre la route qu'il avait projet� de suivre mais de s'�chapper par un chemin d�tourn� � travers bois. Ce conseil sauva Marc Antoine et ses l�gions. Celles-ci toutefois, ainsi que l'ensemble de l'arm�e, perdirent, comme nous l'avons dit, au moins le quart de leurs soldats et le tiers des valets d'arm�e et des esclaves. Quant aux bagages, c'est � peine si l'on put en sauver quelque chose. Cependant Antoine donnait � sa fuite le nom de victoire parce qu'il en �tait sorti vivant. Trois ans apr�s, il retourna en Arm�nie, s'empara par ruse du roi de ce pays Artavasde et le chargea de cha�nes ; mais, pour lui faire honneur, ces cha�nes �taient d'or. Puis, comme sa br�lante passion pour Cl�op�tre grandissait avec les vices qu'entretiennent toujours l'abondance, la licence et la flatterie, il d�cida de porter la guerre contre sa patrie. Auparavant il s'�tait fait appeler le nouveau Bacchus, et, couronn� de lierre, v�tu d'une robe safran et or, tenant un thyrse et chauss� de cothurnes, il �tait entr� dans Alexandrie tra�n� sur un char, comme s'il �tait le divin Bacchus.
LXXXIII. -- Pendant qu'on pr�parait cette guerre, Plancus passa dans le parti de C�sar. Ce ne fut pas dans l'intention de choisir la cause qui �tait juste, ni par amour pour l'�tat ou pour C�sar, car il ne cessait de les attaquer, mais chez lui trahir �tait une maladie. De tous ceux qui flattaient la reine, il s'�tait montr� le plus bas et, sous le nom de client, il s'�tait raval� bien au-dessous des esclaves ; il avait �t� secr�taire d'Antoine, l'inventeur et l'organisateur des pires obsc�nit�s, toujours pr�t � se vendre pour tout et � tous. On l'avait vu peint de bleu et nu, la t�te couronn�e de roseaux, tra�nant derri�re lui une queue et rampant sur les genoux, jouer le r�le de Glaucus et danser dans un banquet. La cause de sa trahison fut qu'Antoine devant les preuves de ses rapines manifestes l'avait trait� avec froideur. Par la suite, il vit dans la cl�mence du vainqueur, des preuves de son propre m�rite et r�p�ta que C�sar avait approuv� ce qu'il avait seulement pardonn�. Titius son neveu imita bient�t son exemple. Ce n'est pas sans esprit que l'ancien pr�teur Coponius, homme plein de dignit�, beau-p�re de Publius Silius, dit � Plancus qui peu apr�s sa trahison s'emportait contre Antoine absent et l'accusait en plein s�nat de nombreuses infamies : "Par Hercule ! Antoine a commis bien des crimes la veille du jour o� tu l'as abandonn�."
LXXXIV. -- Sous le consulat de C�sar et de Messala Corvinus, la guerre se termina par la bataille d'Actium, mais bien avant le combat rien n'�tait plus assur� que la victoire du parti de C�sar. D'un c�t� soldats et chef �taient pleins d'ardeur, de l'autre tout �tait languissant. Ici, on voyait les rameurs les plus vigoureux, l�, des hommes qu'avaient �puis�s les plus grandes privations. De ce c�t�, les navires �taient d'une grandeur m�diocre mais qui leur permettait d'�tre rapides, de l'autre, ils �taient surtout terribles d'apparence. Personne n'abandonnait C�sar pour passer au parti d'Antoine ; chaque jour, au con traire, quelque transfuge passait d'Antoine � C�sar. Enfin, en pr�sence et sous les yeux m�mes de la flotte d'Antoine, Marcus Agrippa prit d'assaut Leucade, s'empara de Patras, occupa Corinthe, et, avant la bataille supr�me, la flotte ennemie avait �t� vaincue deux fois. Le roi Arnyntas suivit le parti le meilleur et le plus avantageux. De son c�t�, Deillius, fid�le � ses habitudes, embrassa la cause de C�sar aussi facilement qu'il avait abandonn� celle de Dolabella. L'illustre Cneius Domitius, le seul des partisans d'Antoine qui n'e�t jamais salu� Cl�op�tre en lui donnant le nom de reine, passa dans le camp de C�sar en courant les plus grands dangers.
LXXXV. -- Puis arriva le jour qui devait
d�cider de tout. C�sar et Antoine firent avancer leurs navires et lutt�rent
l'un pour le salut, l'autre pour la perte du monde. L'aile droite de la flotte
de C�sar �tait confi�e � Marcus Lurius, l'aile gauche � Arruntius. Agrippa
avait la direction g�n�rale du combat naval. C�sar pr�t � courir o�
l'appellerait la fortune, �tait pr�sent partout � la fois. Le commandement de
la flotte d'Antoine �tait confi� � Publicola et � Sosius. Quant aux arm�es
de terre, Taurus commandait celle de C�sar et Canidius celle d'Antoine.
Lorsque la bataille s'engagea, d'un c�t� se trouvait tout, chef, rameurs et
soldats, et de l'autre rien que des soldats. Cl�op�tre fut la premi�re �
prendre la fuite et Antoine aima mieux se joindre � une reine qui fuyait qu'�
ses soldats qui combattaient ; ainsi le g�n�ral qui aurait d� ch�tier les
d�serteurs d�sertait son arm�e.
Cependant les soldats, m�me priv�s de leur chef, persist�rent longtemps � se
battre avec le plus grand courage et, la victoire �tant d�sesp�r�e, ils
luttaient pour mourir. C�sar qui voulait gagner par ses paroles ceux qu'il
pouvait faire p�rir par les armes, ne cessait de leur crier et de leur indiquer
du geste qu'Antoine �tait en fuite et il leur demandait pour qui et avec qui
ils combattaient. Enfin, apr�s avoir longtemps lutt� pour un chef qui les
avait abandonn�s, ils consentirent � regret � poser les armes et � c�der la
victoire. C�sar fut plus prompt � leur promettre la vie et le pardon, qu'eux
� se laisser convaincre de les demander. Il faut reconna�tre que les soldats
se conduisirent comme le meilleur des g�n�raux et le g�n�ral comme le plus
l�che des soldats. Aussi peut-on se demander si Antoine aurait us� de la
victoire, selon ses propres intentions, ou selon le caprice de Cl�op�tre,
puisqu'il la suivit dans sa fuite. L'arm�e de terre se soumit comme la flotte
lorsque Canidius, par une fuite pr�cipit�e, se fut h�t� de rejoindre
Antoine.
LXXXVI. -- Qui tenterait de dire, dans le
rapide expos� d'un ouvrage aussi bref, quelles furent les cons�quences de ce
jour pour le monde entier et combien l'organisation de l'Etat en fut
transform�e ? Mais, en v�rit�, cette victoire fut la plus cl�mente des
victoires : on ne fit p�rir personne, � l'exception d'un petit nombre qui ne
consentirent m�me pas � demander la vie. Cette indulgence de C�sar permet de
juger combien, dans les d�buts de son triumvirat ou dans les plaines de
Philippes, il se f�t montr� mod�r� dans la victoire s'il e�t �t� libre
d'agir ainsi. Sosius dut son salut d'abord � la fid�le affection de Lucius
Arruntius, homme bien connu pour ses moeurs d'une aust�rit� digne de nos
anc�tres, puis � C�sar lui-m�me qui, apr�s avoir longtemps lutt� contre sa
cl�mence habituelle, d�cida de lui laisser la vie.
Ne passons pas sous silence l'acte et les paroles m�morables d'Asinius Pollion.
Apres la paix de Brindes Pollion �tait rest� en Italie; il n'avait jamais vu
Cl�op�tre et quand l'�me d'Antoine se fut amollie dans l'amour de cette
reine, il avait cess� de suivre son parti. Comme C�sar le priait de venir
combattre avec lui � Actium : "Les services que j'ai rendus � Antoine
sont trop grands, dit-il, et on sait trop quels bienfaits j'ai re�us de lui. Je
me tiendrai donc � l'�cart de votre lutte et je serai la proie du
vainqueur"
LXXXVII. -- L'ann�e suivante, C�sar poursuivit Antoine et la reine Cl�op�tre jusqu'� Alexandrie et mit fin aux guerres civiles. Antoine se tua lui-m�me courageusement, si bien qu'il se racheta par sa mort de bien des accusations de l�chet�. Insensible aux craintes de son sexe, Cl�op�tre trompant ses gardes se fit apporter un aspic dont la morsure et le venin la firent p�rir. Fait digne de la fortune et de la cl�mence de C�sar, aucun de ceux qui avaient port� les armes contre lui ne succomba ni sous ses coups ni sur son ordre. D. Brutus fut victime de la cruaut� d'Antoine. Quant � Sextus Pomp�e, le m�me Antoine lui avait jur�, apr�s l'avoir vaincu de lui conserver m�me son rang ; il lui �ta cependant la vie. Brutus et Cassius moururent d'une mort volontaire, sans m�me chercher � conna�tre les dispositions d'esprit du vainqueur. Antoine et Cl�op�tre eurent la fin que nous venons de rapporter. Canidius se montra dans la mort plus faible qu'il ne convenait � un homme qui a toujours exerc� le m�tier des armes. Cassius de Parme fut parmi les assassins de C�sar le dernier qui expia son crime comme Tr�bonius avait �t� le premier.
LXXXVIII. -- Pendant que C�sar achevait la
guerre d'Actium et d'Alexandrie, M. L�pide avait form� le projet de le tuer
d�s qu'il rentrerait � Rome. Ce jeune homme dont la beaut� valait mieux que
l'intelligence, �tait le fils de Junie, soeur de Brutus, et de ce L�pide qui
avait �t� l'un des triumvirs charg�s d'organiser l'�tat. La s�curit� de
Rome �tait alors confi�e � Ca�us M�c�ne. Simple chevalier mais d'une
famille illustre, il savait, quand les circonstances exigeaient de la vigilance,
se priver de sommeil, pr�voir et agir ; mais d�s que ses affaires lui
permettaient de se rel�cher quelque peu, il se montrait dans l'oisivet� et les
plaisirs presque plus mou qu'une femme. Il n'�tait pas moins aim� de C�sar
qu'Agrippa mais il avait re�u moins d'honneurs. Il appartint en effet toute sa
vie � l'ordre �questre et s'en contenta. Il aurait pu s'�lever plus haut mais
il n'en manifesta point le d�sir. Tout en feignant la plus grande
tranquillit�, il �pia les men�es de ce jeune homme irr�fl�chi et, avec une
rapidit� admirable, sans causer aucun trouble ni aux affaires ni aux citoyens,
il accabla L�pide, �teignant ainsi la premi�re flamme de l'�pouvantable
guerre civile qui allait rena�tre et se rallumer.
L�pide re�ut, en v�rit�, le juste ch�timent de ses mauvais desseins. Quant
� Servilia, femme de L�pide on peut la comparer � la femme d'Antistius dont
nous avons d�j� parl�, car en avalant des charbons ardents elle acheta, d'une
mort pr�matur�e, une gloire immortelle.
LXXXIX. -- Dire avec quel empressement, avec
quelles acclamations les hommes de tout �ge et de tout rang accueillirent
C�sar � son retour en Italie et � Rome, peindre la splendeur de ses triomphes
et des f�tes qu'il donna au peuple, c'est ce qu'on ne saurait convenablement
faire m�me dans un ouvrage assez long ; � plus forte raison dans un abr�g�
tel que celui-ci. Tout ce que les hommes peuvent demander aux dieux et les dieux
accorder aux hommes, tout ce que les souhaits peuvent embrasser, tout ce qui
peut donner le comble du bonheur, Auguste, apr�s son retour � Rome l'a
procur� � l'�tat, au peuple romain, au monde entier. On vit apr�s vingt ans,
la fin des guerres civiles, la disparition des guerres �trang�res, le retour
de la paix ; partout la fureur des armes s'apaisa, partout les lois
retrouv�rent leur puissance, les jugements leur autorit�, le s�nat sa
majest�. Les magistratures recouvr�rent les pouvoirs qu'elles avaient
autrefois ; cependant, aux huit pr�teurs qui existaient d�j�, on en ajouta
deux. On rendit � l'�tat l'ancienne organisation que lui avaient donn�e nos
anc�tres. La culture r�apparut dans les champs ; le respect fut rendu � la
religion ; aux hommes la s�curit� ; � chacun la possession assur�e de ses
biens. On amenda utilement certaines lois ; on en publia de salutaires. La liste
des s�nateurs fut r�vis�e sans rigueur mais non sans s�v�rit�. Les
principaux citoyens qui avaient obtenu le triomphe ou les plus grands honneurs
furent engag�s par les exhortations du prince � embellir la ville. Apr�s
l'avoir longtemps refus� avec �nergie, C�sar consentit seulement � garder le
consulat une onzi�me ann�e. Pour la dictature, autant le peuple montra
d'obstination � la lui offrir, autant il montra de fermet� � la repousser.
Les guerres qui furent faites sous son commandement ses victoires qui
pacifi�rent le monde, tous ses exploits hors d'Italie et en Italie,
accableraient m�me un �crivain qui consacrerait toute sa vie � ce seul
travail. Pour nous, fid�le � notre promesse, ce n'est qu'une vue d'ensemble de
son principat que nous avons pr�sent�e aux yeux et � l'esprit de nos
lecteurs.
XC. -- Comme nous l'avons dit, les guerres civiles �taient termin�es ; les membres de l'�tat reprenaient des forces et tout ce qu'une si longue suite de luttes avait d�chir� reprit en m�me temps de la vigueur. La Dalmatie qui �tait en r�volte depuis deux cent vingt ans fut pacifi�e et dut reconna�tre d�finitivement le pouvoir de Rome. Les Alpes que peuplaient des nations farouches et sauvages furent enti�rement soumises. Tour � tour Auguste, puis Agrippa � qui l'amiti� du prince avait valu un troisi�me consulat et peu apr�s l'honneur de partager avec lui la puissance tribunitienne, se rendirent eux-m�mes en Espagne et apr�s une guerre longue et incertaine r�ussirent � la pacifier. C'est sous le consulat de Scipion et de Sempronius Longus, la premi�re ann�e de la seconde guerre punique, il y a deux cent cinquante ans, que les Romains avaient pour la premi�re fois envoy� des arm�es dans ces provinces et ils en avaient donn� le commandement � Cneius Scipion, oncle paternel de Scipion l'Africain. Pendant deux cents ans, le sang y avait coul� � flots de part et d'autre ; des g�n�raux et des arm�es romaines y avaient p�ri : ce qui fut souvent � la honte de Rome et mit parfois m�me son empire en danger. C'est l'Espagne en effet qui usa les forces des Scipions ; c'est elle qui, par la honteuse guerre de Viriathe, �puisa pendant vingt ans nos anc�tres, elle qui par l'horrible guerre de Numance �branla la puissance de Rome ; c'est � cause d'elle qu'on vit le s�nat abroger le honteux trait� de Quintus Pompeius, puis celui, plus honteux encore, de Mancinus et livrer ignominieusement un g�n�ral ; c'est elle qui fit p�rir tant de g�n�raux romains, anciens consuls ou anciens pr�teurs ; elle dont les armes, du temps de nos p�res, port�rent si haut la puissance de Sertorius que, pendant cinq ans, on ne put d�cider qui des Espagnols ou des Romains avaient la sup�riorit� et quel peuple ob�irait � l'autre. C'est cette province si �tendue, si peupl�e, si farouche qui fut, il y a environ cinquante si bien pacifi�e par C�sar Auguste que, sous le gouvernement de Caius Antistius, de Publius Silius et de leurs successeurs, les brigandages m�mes disparurent de ce pays o� les guerres les plus violentes n'avaient jamais cess�.
XCI. -- Pendant qu'on pacifiait l'Occident,
les enseignes dont Orodes s'�tait empar� dans le d�sastre de Crassus et
celles que son fils Prahates avait enlev�es dans la d�faite d'Antoine furent
de l'Orient renvoy�es par le roi des Parthes, � Auguste : tel �tait, en
effet, le surnom que, d'un commun accord, le s�nat tout entier et le peuple
romain avaient donn� � C�sar, sur la proposition de Piancus.
Il y avait cependant des gens � qui cette situation si prosp�re �tait
odieuse. Ainsi un complot contre la vie de C�sar unit Lucius Mur�na et Fannius
Caepio, deux hommes aux caract�res tr�s diff�rents, car si l'on n�glige ce
forfait, Mur�na pourrait passer pour un homme de bien et Caepio, au contraire,
�tait d�j� auparavant l'�tre le plus pervers. Ils furent accabl�s sous le
poids de l'autorit� publique et la loi leur infligea une mort qu'ils avaient
voulu donner par la violence.
Il en fut bient�t de m�me pour Rufus Egnatius. Cet homme qui ressemblait en
tout � un gladiateur plut�t qu'� un s�nateur, s'�tait attir� pendant son
�dilit� la faveur du peuple et il avait si bien accru de jour en jour cette
popularit�, en envoyant ses propres esclaves pour �teindre les incendies
qu'apr�s son �dilit� il fut nomm� imm�diatement pr�teur. Bient�t il osa
m�me briguer le consulat bien qu'il e�t la conscience toute souill�e de
hontes et de crimes et que sa fortune ne f�t pas en meilleur �tat que son
�me. Il prit comme complices des individus de son esp�ce et d�cida
d'assassiner C�sar. Ne pouvant vivre, si C�sar vivait, il consentit � mourir,
mais apr�s l'avoir tu�. Car il en est ainsi : chacun aime mieux p�rir dans la
ruine de l'Etat que d'�tre abattu par la sienne propre ; on souffre le m�me
sort mais on est moins remarqu�. Egnatius ne r�ussit pas plus que les autres
� cacher son crime. Il fut emprisonn� avec les complices de son forfait et
p�rit d'une mort bien digne de sa vie.
XCII. -- Ne n�gligeons pas de rappeler la noble action de Ca�us Sentius Saturninus, cet excellent citoyen qui fut consul vers cette �poque. C�sar �tait parti pour r�gler les affaires d'Asie et d'Orient et par sa seule pr�sence il distribuait par tout le monde les bienfaits de la paix. Sentius se trouva alors par hasard seul consul en l'absence de C�sar. Il avait d�j� fait preuve d'une s�v�rit� digne de nos anc�tres et d'une tr�s grande fermet� et avait imit� la conduite et la rigueur des anciens consuls ; il avait d�masqu� les malversations des publicains, puni leur avidit� et fait rentrer dans le tr�sor l'argent de l'�tat ; mais c'est lorsqu'il pr�sida les comices qu'il se montra vraiment consul. En effet, il interdit de faire acte de candidats � ceux qui briguaient la questure et qu'il en jugeait indignes ; comme ils s'obstinaient � vouloir le faire, il les mena�a de son autorit� de consul s'ils descendaient au Champ de Mars. Egnatius tr�s en faveur aupr�s du peuple esp�rait que son consulat suivrait imm�diatement sa pr�ture comme sa pr�ture avait suivi son �dilit�. Sentius lui interdit d'�tre candidat ; ce fut en vain. Sentius fit alors le serment que si les suffrages du peuple d�signaient Egnatius comme consul, il ne le proclamerait pas �lu. Pour moi, je pense que cet acte est comparable � n'importe quel exploit glorieux de nos anciens consuls. Mais nous sommes naturellement port�s � louer plus volontiers ce qu'on nous raconte que ce que nous voyons, � d�nigrer le pr�sent et � honorer le pass�, � juger que l'un nous accable et que l'autre nous instruit.
XCIII. -- Trois ans environ avant que le crime d'Egnatius ne se d�voil�t, � peu pr�s � l'�poque de la conjuration de Mur�na et de Caepion, il y a de cela cinquante ans, Marcus Marcellus mourut. Il �tait le fils d'Octavie, soeur d'Auguste. Tous pensaient que s'il arrivait quelque malheur � C�sar, il h�riterait de sa puissance ; il paraissait cependant peu probable que Marcus Agrippa p�t l'en laisser jouir tranquillement. Quand il mourut tout jeune, il venait de donner comme �dile les plus magnifiques spectacles. Il �tait, disait-on, naturellement vertueux, enjou� d'esprit et de caract�re, digne enfin de la fortune � laquelle on le destinait. Apr�s sa mort, Agrippa qui �tait all� en Asie sous le pr�texte d'une mission que lui avait confi�e le prince, mais qui, selon les bruits qui couraient, avait d� s'�loigner � ce moment, � la suite de secrets d�m�l�s avec Marcellus, revint � Rome et �pousa Julie fille de C�sar, veuve de Marcellus, femme dont la f�condit� ne fut heureuse ni pour elle-m�me ni pour l'�tat.
XCIV. -- Comme nous l'avons dit, Tib�rius
Claudius N�ron avait trois ans lorsque Livie, fille de Drusus Claudianus,
�pousa C�sar � qui l'avait fianc�e Tib�rius N�ron, son premier mari.
C'�tait maintenant un jeune homme nourri des divins pr�ceptes de C�sar et
remarquable par sa naissance, sa beaut�, sa taille, ses excellentes �tudes et
sa grande intelligence. Il donnait alors d�j� l'esp�rance qu'il deviendrait
un jour aussi grand qu'il l'est aujourd'hui et son aspect �tait celui d'un
prince. Nomm� questeur � l'�ge de dix-neuf ans, il commen�a � se consacrer
aux affaires publiques et comme le ravitaillement �tait tr�s difficile et
qu'une grande disette de bl� r�gnait alors � Ostie et � Rome, il fut charg�
par son beau-p�re de s'en occuper. Il sut y rem�dier si bien, que sa mani�re
d'agir fit voir clairement quelle serait sa grandeur future.
Son beau-p�re l'envoya peu apr�s avec une arm�e pour inspecter et organiser
les provinces d'Orient. Il donna � cette �poque des preuves exceptionnelles de
toutes les vertus. Il p�n�tra en Arm�nie avec ses l�gions, rangea ce pays
sous la domination du peuple romain et en remit le sceptre au roi Artavasde. Le
roi des Parthes lui-m�me, effray� par l'�clat de son nom, envoya � C�sar
ses deux fils, comme otages.
XCV. -- Quand N�ron fut revenu � Rome,
C�sar d�cida de l'�prouver en lui confiant la charge d'une guerre importante.
Il lui donna comme adjoint dans cette entreprise Drusus Claudius son fr�re que
Livie avait mis au monde dans la maison de C�sar. Tous deux divisant leurs
forces attaqu�rent les R�tes et les Vind�lices, prirent d'assaut de
nombreuses villes ou places fortes, remport�rent aussi des succ�s en bataille
rang�e et, faisant couler � flots le sang ennemi avec plus de dangers que de
pertes pour l'arm�e romaine, achev�rent de soumettre ces nations nombreuses,
cruelles et farouches que la nature des lieux prot�geait et rendait presque
inabordables.
Avant ces �v�nements, Plancus et Paulus avaient exerc� la censure sans aucune
entente, ce qui ne fut ni � leur honneur ni � l'avantage de l'Etat. L'un
manquait de la vigueur d'un censeur, l'autre n'en avait pas les moeurs. Paulus
pouvait � peine remplir ses fonctions, Plancus devait les craindre ; il ne
pouvait rien reprocher aux jeunes gens et on ne pouvait rien leur reprocher
devant lui dont il ne d�t se reconna�tre lui-m�me coupable, dans sa
vieillesse.
XCVI. -- Agrippa mourut alors. Homme nouveau
il s'�tait illustr� par de nombreux exploits ; il s'�tait �lev� au point de
devenir le beau-p�re de N�ron et ses fils adopt�s par le divin Auguste leur
grand-p�re avaient re�u de lui les pr�noms de Ca�us et de Lucius. Sa mort
resserra les liens de parent� entre N�ron et C�sar, car N�ron �pousa Julie
fille de C�sar, veuve d'Agrippa.
Peu apr�s, on confia � N�ron la guerre de Pannonie. Commenc�e par Agrippa
sous le consulat de Marcus Vinicius, ton a�eul, cette guerre acharn�e s'�tait
�tendue et rapproch�e de l'Italie qu'elle mena�ait. Nous parlerons plus
longuement ailleurs des peuples Pannoniens et des nations Dalmates, de la
situation de leurs pays et de leurs fleuves, de la grandeur et de la puissance
de leurs forces et aussi des magnifiques victoires que cet illustre g�n�ral
remporta si souvent dans cette guerre. Ne changeons pas le plan de cet ouvrage.
Ma�tre de la victoire, N�ron re�ut les honneurs de l'ovation.
XCVII. -- Pendant que tout se passait si heureusement dans cette partie de l'empire, nous sub�mes un grave d�sastre en Germanie o� commandait Marcus Lollius. C'�tait un homme qui, en toutes choses, cherchait plut�t une occasion de s'enrichir que de bien faire et qui, sous une tr�s habile dissimulation, �tait extr�mement vicieux. La perte de l'aigle de la cinqui�me l�gion appela C�sar de Rome en Gaule. Puis on confia le soin et la charge de la guerre de Germanie � Drusus Claudius, fr�re de N�ron. Les vertus de ce jeune homme �taient aussi nombreuses et aussi grandes qu'un mortel peut les recevoir de la nature ou les acqu�rir par ses efforts et on ne saurait dire s'il �tait dou� davantage pour les travaux de la guerre ou pour l'administration de l'Etat. On disait en tout cas que la douceur et le charme de ses moeurs �taient inimitables et qu'il savait mieux que personne estimer ses amis � leur juste valeur et les traiter comme ses �gaux. Par la beaut� du corps, il �galait presque son fr�re. Il avait en grande partie dompt� la Germanie et en bien des endroits fait largement couler le sang de ces peuples, quand l'injustice du sort l'enleva pendant son consulat � l'�ge de trente ans. Tout le poids de cette guerre retomba alors sur N�ron. Il la conduisit avec son courage et son bonheur habituels. Il parcourut en vainqueur toutes les r�gions de la Germanie, sans que l'arm�e qui lui �tait confi�e e�t � subir aucune perte (car ce fut toujours l� son principal souci). Enfin il dompta si parfaitement ce pays qu'il en fit presque une province tributaire. C'est alors qu'il re�ut avec un second consulat un second triomphe.
XCVIII. -- Pendant que les faits que nous venons de rapporter se passaient en Pannonie et en Germanie une guerre sanglante avait �clat� en Thrace et l'ardeur de combattre avait enflamm� tous les peuples de ce pays. Cette guerre fut �touff�e par le courage de ce m�me Lucius Pison qui, aujourd'hui encore, veille avec le plus grand soin et aussi avec la plus grande bienveillance � la s�curit� de Rome. Comme l�gat de C�sar, il lutta pendant trois ans contre ces peuples si farouches ; il leur infligea les plus grandes pertes soit en des batailles rang�es, soit dans des prises d'assaut et les r�duisit � rester en paix comme autrefois. En achevant ainsi cette campagne, il rendit la s�curit� � l'Asie et la paix � la Mac�doine. Tous doivent reconna�tre et proclamer, � la louange de cet homme, qu'il offrit dans ses moeurs un admirable m�lange d'�nergie et de douceur et qu'on aurait peine � trouver quelqu'un qui ch�rit davantage le loisir tout en s'acquittant plus facilement de ses fonctions ou qui, sans faire �talage de son activit�, pr�t plus de soin de ce qu'il devait accomplir.
XCIX. -- Tib�rius N�ron avait joui de deux consulats et d'autant de triomphes. Partageant avec Auguste la puissance tribunitienne, il �tait devenu son �gal et l'emportait sur tous les citoyens, sauf sur un seul, et encore parce qu'il le voulait bien. Il �tait le plus grand des g�n�raux, le plus c�l�bre par sa gloire et son heureuse fortune, et en v�rit�, la seconde lumi�re et la seconde t�te de l'Etat. Peu apr�s ces �v�nements, il fit preuve d'une pi�t� �tonnante, incroyable, inexprimable et dont on d�couvrit bient�t les raisons. Comme Ca�us C�sar avait d�j� pris la toge virile et que Lucius lui aussi �tait d'�ge � la prendre, il craignit que sa splendeur ne f�t un obstacle aux d�buts de ces jeunes gens qui commen�aient leur carri�re. Dissimulant la cause de sa r�solution, il sollicita de celui dont il �tait � la fois le gendre et le beau-fils l'autorisation de se reposer de ses travaux ininterrompus. Quelle fut � ce moment l'attitude de la cit�, les sentiments de chacun, les larmes des citoyens qui voyaient s'�loigner un si grand personnage, comment la patrie tendit pour ainsi dire les mains pour l'arr�ter, c'est ce que nous r�servons pour un ouvrage d'une plus grande �tendue. Remarquons cependant dans ce rapide expos� que pendant les sept ans que dura son s�jour � Rhodes, tous ceux qui partaient dans les provinces d'outre-mer, proconsuls et l�gats, vinrent lui rendre visite comme au chef de l'Etat ; tous abaiss�rent leurs faisceaux devant ce simple particulier (si toutefois une telle majest� fut jamais celle d'un simple citoyen) et avou�rent que son repos �tait plus digne d'honneurs que leurs pouvoirs.
C. -- L'univers s'aper�ut que N�ron avait
cess� de prot�ger Rome. Les Parthes, abandonnant l'alliance romaine, mirent la
main sur l'Arm�nie ; la Germanie, voyant d�tourn�s les yeux de son vainqueur,
se r�volta.
Cependant � Rome, il y a de cela trente ans, cette ann�e m�me o� le divin
Auguste, consul avec Gallus Caninius, d�diait un temple au dieu Mars et
rassasiait les yeux et les esprits du peuple romain par le spectacle magnifique
de combats de gladiateurs et de batailles navales, un orage qu'on a honte �
rappeler et dont le souvenir est odieux �clatait dans sa propre maison. Sa
fille Julie, oubliant enti�rement la grandeur de son p�re et celle de son
�poux, se laissait aller par d�bauche et lubricit� � tous les actes honteux
qu'une femme peut faire ou permettre, mesurait la puissance de sa fortune � la
libert� qu'elle avait de mal faire et pr�tendait qu'elle avait le droit de se
livrer � toutes les fantaisies. Alors Julius Antoine, qui �tait une preuve
vivante de la cl�mence de C�sar et qui avait cependant souill� sa maison, se
punit lui-m�me du crime qu'il avait commis. C�sar, en effet, apr�s avoir
vaincu le p�re de Julius, non seulement avait fait gr�ce � ce dernier de la
vie mais l'avait encore honor� du sacerdoce, de la pr�ture, du consulat, du
gouvernement de provinces ; m�me il l'avait admis, en lui faisant �pouser la
fille de sa soeur, au nombre de ses proches parents. Quintius Crispinus qui
cachait la plus honteuse d�bauche sous un masque farouche, Appius Claudius,
Sempronius Gracchus, Scipion et d'autres aux noms moins illustres, chevaliers ou
s�nateurs, re�urent le ch�timent qu'on inflige � ceux qui ont s�duit la
femme d'un simple citoyen, alors qu'ils avaient s�duit la fille de C�sar,
l'�pouse de N�ron. Julie fut rel�gu�e dans une �le et cach�e aux yeux de
sa patrie et de ses parents. Cependant elle fut accompagn�e par sa m�re
Scribonia qui resta pr�s d'elle en exil volontaire.
CI. -- Peu de temps apr�s, Ca�us C�sar qui venait de parcourir pour les visiter les autres provinces fut envoy� en Syrie. Il s'assura d'abord une entrevue avec Tib�rius N�ron qu'il honora comme son sup�rieur. Sa conduite dans ces r�gions fut si in�gale qu'elle offrirait pour le bl�me autant que pour la louange une abondante mati�re. Il eut une entrevue avec le roi des Parthes, jeune homme tout � fait remarquable. Tous deux se rendirent, accompagn�s d'une escorte �gale, dans une �le situ�e au milieu de l'Euphrate. Pendant que ces deux chefs, qui dominaient les empires et les hommes, conversaient entre eux, les deux arm�es immobiles face � face, Romains d'un c�t�, Parthes de l'autre, offraient un spectacle tout � fait m�morable et �clatant que j'eus le bonheur de contempler au d�but de ma carri�re militaire, comme tribun des soldats. J'avais pour la premi�re fois occup� cette fonction sous les ordres de ton p�re, Marcus Vinicius, et sous ceux de Publius Silius en Thrace et en Mac�doine. Ensuite je parcourus l'Acha�e et l'Asie, toutes les provinces d'Orient, l'embouchure et les deux rives du Pont et j'�prouve encore du plaisir � me rappeler tant d'�v�nements, de pays, de nations et de villes. Le roi Parthe vint d'abord sur notre rive souper avec Ca�us ; puis Ca�us alla souper chez le roi sur la rive ennemie.
CII. -- Vers cette date le bruit courut que la
trahison et les projets fourbes et rus�s de Marcus Lollius qu'Auguste avait
choisi pour guider la jeunesse de son fils avaient �t� d�voil�s � C�sar
par le roi des Parthes. Lollius mourut peu de jours apr�s et j'ignore si sa
mort fut naturelle ou volontaire. Mais autant on se r�jouit de cette
disparition, autant la nouvelle que Censorinus avait p�ri vers la m�me date,
dans les m�mes provinces, consterna la cit�, car Censorinus �tait n� pour se
faire aimer de tous.
Ca�us p�n�tra ensuite en Arm�nie. Sa marche fut d'abord heureuse, mais, peu
apr�s, dans une entrevue o� il fit preuve d'une folle confiance, il fut
gri�vement bless� pr�s d'Artag�re par un certain Adduus. Apr�s cette
blessure son corps perdit sa vigueur et son esprit m�me devint moins apte �
servir l'Etat. Il ne manqua pas d'�tre entour� d'hommes dont les flatteries
entretenaient ses vices, car une haute destin�e a toujours comme compagne
l'adulation. Il fut ainsi amen� � pr�f�rer vieillir dans le recoin du monde
le plus lointain et le plus cach� plut�t que de rentrer � Rome. Enfin, apr�s
avoir longtemps tard�, il regagnait � regret l'Italie quand il mourut de
maladie dans une ville de Lycie nomm�e Limyre. Environ un an auparavant, Lucius
C�sar son fr�re, qui se rendait alors en Espagne, �tait mort � Marseille.
CIII. -- Mais la fortune, qui nous avait enlev� les esp�rances que donnaient ces jeunes gens aux noms si illustres, avait, � ce moment d�j�, rendu � l'Etat son soutien. En effet, avant leur mort, l'ann�e m�me o� ton p�re Publius Vinicius, fut consul, Tib�rius N�ron �tait revenu de Rhodes et avait combl� la patrie de la joie la plus vive. C�sar Auguste n'h�sita pas longtemps car il n'avait pas � chercher qui choisir mais � choisir celui qui surpassait tous les autres. Ce qu'il avait voulu faire apr�s la mort de Lucius, du vivant m�me de Ca�us, et que le refus �nergique de N�ron avait alors emp�ch�, il persista � vouloir le faire quand ces jeunes gens eurent tous deux disparu. Il partagea avec N�ron la puissance tribunitienne malgr� les protestations que celui-ci multipliait tant en particulier que dans le S�nat ; enfin sous le consulat d'Aelius Cato et de Ca�us Sentius, le cinq des calendes de juillet, sept cent cinquante-quatre ans apr�s la fondation de Rome, il y a de cela vingt-sept ans, il l'adopta.
Quelle fut l'all�gresse de cette journ�e, l'empressement de la cit�, les voeux de tous ceux dont les mains se tendaient vers le ciel, l'espoir que l'on con�ut alors d'une s�curit� perp�tuelle et de l'�ternit� de l'empire romain, c'est ce que nous pourrons � peine d�crire dans notre grand ouvrage ; � plus forte raison n'essaierons-nous pas de le faire ici. Il suffira de dire combien il fut cher � tous. C'est alors que les parents virent luire l'espoir qu'ils jouiraient de leurs enfants, les �poux de leur mariage, les propri�taires de leurs biens, et tous, de la s�curit�, du repos, de la paix, de la tranquillit�, si bien qu'on n'e�t pu concevoir de plus belles esp�rances ni les r�aliser plus heureusement.
CIV. -- Le m�me jour, C�sar adopta aussi
Marcus Agrippa que Julie avait mis au monde apr�s la mort d'Agrippa. Mais la
formule d'adoption de N�ron comportait en plus ces mots de C�sar que je
rapporte textuellement : "C'est une chose que je fais, avait-il dit, dans
l'int�r�t de l'Etat."
La patrie ne retint pas longtemps � Rome celui qui devait venger et d�fendre
son empire. Tib�re fut envoy� sans retard en Germanie o� trois ans
auparavant, sous ton illustre a�eul, Marcus Vinicius, un immense foyer de
guerre s'�tait allum�. Sur certains points, Vinicius avait su conduire
habilement les op�rations de cette guerre, sur d'autres, il s'�tait
heureusement maintenu. Aussi lui d�cerna-t-on les ornements du triomphe avec
une glorieuse inscription qui rappelait ses exploits.
C'est � cette �poque qu'apr�s avoir �t� tribun militaire, je servis dans
l'arm�e de Tib�re C�sar. En effet, imm�diatement apr�s son adoption, je fus
envoy� avec lui en Germanie comme pr�fet de la cavalerie, grade dans lequel je
succ�dais � mon p�re. Pendant neuf ann�es cons�cutives, soit comme pr�fet,
soit comme l�gat, je fus le t�moin de ses divins exploits et je l'aidai dans
la mesure de mes faibles moyens. Je ne crois pas qu'il puisse �tre donn� � un
homme de voir une nouvelle fois un spectacle semblable � celui dont je jouis,
quand, dans la r�gion la plus peupl�e de l'Italie, dans toute l'�tendue des
provinces de Gaule, tous, revoyant leur vieux g�n�ral, dont les m�rites et
les vertus avaient fait un C�sar avant qu'il en re��t le nom, se
f�licitaient pour eux-m�mes plus encore que pour lui. Mais quand il parut aux
yeux des soldats, ce furent des larmes de joie, des transports d'all�gresse,
des exclamations toujours renouvel�es, le d�sir de lui toucher la main et ils
ne pouvaient s'emp�cher de s'�crier sans cesse : " G�n�ral ! nous te
revoyons ! nous te retrouvons sain et sauf !" puis: "moi, j'ai �t�
sous tes ordres en Arm�nie ! - moi en R�tie ! - moi, tu m'as d�cor� chez les
Vind�lices ! - moi en Pannonie ! - moi en Germanie" - tout cela ne saurait
s'exprimer par des mots ni peut-�tre para�tre vraisemblable.
CV -- Tib�re entra imm�diatement en
Germanie, soumit les Cannin�fates, les Attuares, les Bruct�res, fit rentrer
les Ch�rusques dans l'ob�issance, (pl�t au ciel que notre d�sastre e�t
rendu ces peuples moins fameux !) passa le Weser et p�n�tra plus avant dans le
pays. Tout ce qu'il y avait de plus p�nible et de plus dangereux dans la
guerre, C�sar le r�clamait pour lui ; quant � ce qui comportait moins de
risques, il en avait donn� la direction � Sentius Saturninus qui avait d�j�
command� en Germanie comme lieutenant de son p�re. Cet homme avait toutes les
vertus ; z�l�, actif, pr�voyant, il montrait dans l'accomplissement de ses
devoirs de soldat, autant d'endurance que d'habilet�. Mais quand ses fonctions
lui laissaient quelque loisir, il en usait avec une splendeur et une
somptuosit� excessives ; toutefois on aurait dit de lui qu'il �tait joyeux et
magnifique plut�t que voluptueux et eff�min�. Nous avons d�j� parl� plus
haut de son noble caract�re et de son illustre consulat.
Cette ann�e-l�, la campagne d'�t�, prolong�e jusqu'au mois de d�cembre
nous apporta l'avantage d'une immense victoire. Alors que l'hiver rendait les
Alpes presque impraticables, l'amour de sa famille attira C�sar � Rome. Au
d�but du printemps, le souci de d�fendre l'empire le ramena en Germanie, et
c'est au milieu m�me du territoire de ce pays, pr�s de la source de la Lippe,
qu'avant son d�part il avait �tabli ses quartiers d'hiver.
CVI. -- Dieux bons, quel ouvrage embrasserait les travaux que nous accompl�mes, l'�t� suivant, sous le commandement de Tib�re C�sar ! Nos troupes parcoururent la Germanie enti�re ; nous vainqu�mes des peuples aux noms presque inconnus et la nation des Cauches rentra dans l'ob�issance. Toute leur arm�e, foule immense de jeunes hommes aux corps gigantesques, se soumit, bien qu'elle f�t prot�g�e par la nature du terrain ; entour�e de nos soldats dont les armes �tincelaient, elle vint se prosterner, avec ses chefs, devant le tribunal de Tib�re. Nous dompt�mes les Langobards, nation qui d�passe en sauvagerie les barbares Germains. Enfin, exploit qu'on n'avait jusque-l� os� esp�rer, et encore moins tent� d'accomplir, l'arm�e romaine fut conduite sous ses enseignes � quatre cents milles du Rhin jusqu'� l'Elbe, fleuve dont le cours forme la fronti�re entre les Semnones et les Hermundures. Gr�ce aux soins de notre g�n�ral, gr�ce � son heureuse fortune habituelle, et aussi � l'habile choix du moment, la flotte, apr�s avoir suivi les c�tes sinueuses de l'Oc�an, quitta une mer inconnue et jusque-l� inexplor�e, remonta l'Elbe et, victorieuse d'un grand nombre de peuples, charg�e d'un immense butin de toute sorte, rejoignit C�sar et son arm�e.
CVII. -- Je ne puis m'emp�cher de rapporter
parmi de si grands exploits le fait suivant, si peu important qu'il soit. Notre
camp occupait alors la rive en de�� du fleuve dont je viens de parler ; sur
l'autre rive �tincelaient les armes des guerriers ennemis, qui se repliaient en
h�te au moindre mouvement de nos navires. Un des barbares, vieillard de haute
stature et d'un rang �lev�, � en juger du moins par son costume, monta sur
une barque creus�e, suivant l'usage de ces peuples, dans un tronc d'arbre.
Gouvernant seul cette sorte d'embarcation, il s'avan�a jusqu'au milieu du
fleuve et demanda qu'on lui perm�t de passer sans danger sur la rive
qu'occupaient nos soldats et de voir C�sar. On lui accorda ce qu'il demandait.
Il amena alors sa barque le long du bord, et apr�s avoir longtemps contempl�
C�sar en silence : "Assur�ment, dit-il, notre jeunesse est insens�e : en
votre absence elle honore votre force divine et en votre pr�sence, elle aime
mieux craindre vos armes que de se mettre sous votre protection. Mais moi, par
ta bont� et ta permission, C�sar, j'ai vu aujourd'hui ces dieux dont
auparavant j'entendais parler et jamais dans ma vie je n'ai souhait� ni v�cu
jour plus heureux." Apr�s avoir obtenu de toucher la main de C�sar, il
revint � sa petite barque et se retournant longuement pour le voir encore,
regagna la rive qu'occupaient les siens.
C�sar �tait vainqueur de tous les peuples et de tous les pays qu'il avait
attaqu�s. Son arm�e n'avait subi aucune perte ni aucun dommage. Une fois
seulement les ennemis l'avaient assailli par ruse : ils avaient subi un grave
d�sastre. Il ramena alors ses l�gions dans leurs quartiers d'hiver et avec la
m�me h�te que l'ann�e pr�c�dente, il partit pour Rome.
CVIII. -- En Germanie, il n'y avait plus
d'ennemi que l'on p�t vaincre, � l'exception des Marcomans. Sous la conduite
de Maroboduus, ce peuple avait abandonn� son territoire, s'�tait retir� vers
l'int�rieur du pays et habitait les plaines qu'entoure la for�t Hercynienne.
Si press� que nous soyons, nous ne pouvons n�gliger de parler de cet homme.
Maroboduus �tait de race noble ; il avait un corps d'une vigueur
extraordinaire, une �me farouche ; c'�tait un barbare par son origine mais non
par son intelligence. Le pouvoir dont il se rendit ma�tre parmi les siens
n'�tait pas un pouvoir pr�caire d� au d�sordre et au hasard et dont la
dur�e d�pend�t de la volont� de ses sujets. Comme il voulait au contraire un
commandement stable et une puissance royale, il d�cida d'�loigner son peuple
des Romains et de se retirer en un pays o�, apr�s avoir fui des armes trop
redoutables, il pourrait faire redouter les siennes. Il occupa donc la r�gion
dont nous venons de parler, soumit par la force tous les peuples voisins ou les
rangea sous son pouvoir par des trait�s.
CIX. -- Son empire ressemblait autrefois � un
corps sans d�fense. Des exercices continuels donn�rent presque � son arm�e
l'organisation romaine et il fit rapidement de son royaume un �tat puissant que
notre empire m�me avait lieu de craindre. Sa conduite � l'�gard des Romains
�tait la suivante : il ne nous combattait pas, mais il faisait comprendre que,
si on l'attaquait, il ne manquerait ni de force ni de volont� pour r�sister.
Les ambassadeurs qu'il envoyait aupr�s des C�sars, tant�t pr�sentaient ses
demandes comme celles d'un suppliant, tant�t parlaient d'�gal � �gal. Toute
nation, tout homme qui abandonnait notre cause trouvait chez lui un refuge
assur�. Enfin sous une maladroite dissimulation il agissait en rival. Il avait
port� son arm�e � soixante-dix mille fantassins et quatre mille cavaliers, et
par des guerres ininterrompues contre ses voisins, il l'entra�nait pour des
travaux plus grands. Il �tait d'autant plus dangereux qu'ayant � sa gauche et
en face de lui la Germanie, � sa droite la Pannonie et en arri�re le pays des
Noriques, il paraissait sans cesse sur le point de se jeter sur chacun et se
faisait ainsi craindre de tous. L'Italie m�me ne se trouvait pas � l'abri de
ses incursions, car du sommet des Alpes qui forment la limite de l'Italie,
jusqu'aux fronti�res de son empire, il n'y a pas plus de deux cent mille pas.
Voil� l'homme et le pays que Tib�re C�sar d�cida d'attaquer l'ann�e
suivante sur diff�rents points � la fois. Sentius Saturninus re�ut l'ordre de
passer par le pays des Chattes, de raser la partie de la for�t Hercynienne qui
le borne et de conduire ensuite ses l�gions jusqu'en Boh�me (tel est en effet
le nom de la contr�e qu'habitait Maroboduus). Tib�re partant lui-m�me de
Carnunte, ville qui, de ce c�t�, est la plus proche du royaume de Norique,
entreprit de mener contre les Marcomans l'arm�e qui servait en Illyrie.
CX. -- Mais la fortune renverse ou retarde
parfois les projets des hommes. C�sar avait d�j� pr�par� ses quartiers
d'hiver sur le Danube ; il avait fait avancer son arm�e et se trouvait tout au
plus � cinq jours de marche des ennemis ; les l�gions qui devaient le
rejoindre sous la conduite de Saturninus �taient parvenues � peu pr�s � la
m�me distance de l'ennemi et elles allaient faire, quelques jours apr�s, leur
jonction avec C�sar � l'endroit convenu, lorsque la Pannonie enti�re, fi�re
des avantages d'une longue paix et parvenue au plus haut degr� de sa puissance,
prit les armes, entra�nant avec elle la Dalmatie et tous les peuples de cette
r�gion.
Alors la n�cessit� l'emporta sur la gloire. On jugea imprudent de s'enfoncer
avec l'arm�e � l'int�rieur du pays et de laisser l'Italie sans d�fense
contre un ennemi si proche. Les peuples et les nations qui s'�taient r�volt�s
comptaient au total plus de huit cent mille hommes et ils avaient sous les armes
environ deux cent mille fantassins et neuf mille cavaliers. Cette foule immense
ob�issait � des chefs pleins d'ardeur et d'exp�rience. Une partie se
proposait de gagner l'Italie, qui touchait � leur pays par les fronti�res de
Nauport et de Tergeste, une partie s'�tait r�pandue en Mac�doine, une autre
�tait affect�e � la garde du territoire. Le commandement supr�me appartenait
aux deux Batons et � Pinn�t�s. Tous les Pannoniens d'ailleurs connaissaient
non seulement la discipline des Romains mais encore leur langue ; beaucoup
d'entre eux m�me avaient une certaine culture litt�raire et les exercices de
l'esprit leur �taient familiers. Aussi, par Hercule, jamais nation ne passa si
rapidement des projets de guerre � la guerre elle-m�me ni ne fut plus prompte
� mettre ses desseins � ex�cution. On arr�ta les citoyens romains, on
�gorgea les marchands, on massacra de nombreux vexillaires qui se trouvaient
tr�s �loign�s de leur g�n�ral, on occupa la Mac�doine ; tout, en tout
lieu, fut ravag� par le fer et par le feu. Bien plus, la terreur que r�pandit
cette guerre fut telle que l'�me de C�sar, cette �me si calme qu'avait
tremp�e l'exp�rience de tant de combats, en fut �branl�e et �pouvant�e.
CXI. -- On fit donc des lev�es, on rappela de
toutes parts tous les v�t�rans et, compte tenu du cens, on obligea les riches,
hommes et femmes, � fournir des soldats parmi leurs affranchis. On entendit
C�sar dire en plein s�nat que, si l'on n'y rem�diait, l'ennemi pouvait dans
dix jours, arriver en vue de Rome : s�nateurs et chevaliers romains furent
invit�s � se consacrer � la guerre. Ils le promirent. Mais tous ces
pr�paratifs eussent �t� vains s'il n'y avait eu personne pour commander.
Aussi, comme supr�me soutien, la r�publique demanda � Auguste de d�signer
Tib�re pour diriger les op�rations.
Dans cette guerre encore, notre faible m�rite eut l'occasion de s'acquitter
d'une fonction glorieuse. J'avais achev� mon temps de service dans la
cavalerie, j'�tais questeur d�sign�, et �lev� sans en avoir le titre au
rang de s�nateur et de tribun de la pl�be d�sign�, quand Auguste m'ayant
confi� une partie de l'arm�e, je la conduisis de Rome au camp de son fils.
Questeur, je renon�ai par la suite � recevoir du sort une province et je fus
envoy� comme lieutenant aupr�s de Tib�re.
Pendant cette premi�re ann�e, quelles arm�es ennemies avons-nous vues
rang�es en bataille ! Gr�ce � quelles adroites mesures l'habilet� de notre
chef nous a-t-elle permis d'�chapper � l'assaut furieux de toutes leurs
troupes et de les vaincre en les attaquant s�par�ment ! Avec quelle sagesse
avons-nous vu notre g�n�ral accomplir les actions les plus utiles � l'Etat et
� sa propre gloire ! Avec quelle prudence il disposa ses quartiers d'hiver !
Avec quelle habilet� il amena l'ennemi bloqu� par notre arm�e, cern� de tous
c�t�s et priv� de tout, � s'affaiblir en tournant sa fureur contre
lui-m�me.
CXII. -- Nous devons faire conna�tre � la
post�rit� comment Messalinus se fit remarquer, la premi�re ann�e de cette
guerre, dans une entreprise dont l'issue fut heureuse et o� il fit preuve de
hardiesse. Cet homme dont le caract�re �tait plus noble encore que la
naissance et qui �tait bien digne d'�tre le fils de Corvinus et de laisser son
surnom � son fr�re Cotta, commandait en Illyrie quand cette province se
souleva tout � coup. Cern� par l'arm�e ennemie, et bien que la vingti�me
l�gion qu'il commandait f�t incompl�te, il vainquit et mit en fuite plus de
vingt mille hommes. On lui d�cerna pour cet exploit les ornements du triomphe.
Partout o� paraissait C�sar, les barbares pourtant si fiers de leur nombre et
si s�rs de leurs forces, perdaient confiance en eux-m�mes. Nous r�uss�mes
heureusement � �puiser et � r�duire � une mortelle famine la partie de leur
arm�e qui faisait face � notre g�n�ral. Elle ne put soutenir nos attaques,
refusa d'accepter le combat que lui offraient nos soldats rang�s en bataille et
se retira sur le mont Claudius o� elle se retrancha. Par contre, l'autre partie
qui s'�tait port�e au-devant de l'arm�e que les anciens consuls Aulus Caecina
et Silvanus Plautius amenaient des provinces d'outre-mer, enveloppa cinq
l�gions, les troupes auxiliaires et la cavalerie royale. Le roi de Thrace
Rhoemetalc�s s'�tait joint, en effet, aux g�n�raux que nous venons de nommer
et il amenait avec lui, pour les aider dans cette guerre, un grand nombre de
Parthes. Peu s'en fallut que ce d�sastre ne f�t fatal � toute l'arm�e. La
cavalerie royale fut dispers�e et les deux ailes mises en d�route ; les
cohortes s'enfuirent, l'�pouvante p�n�tra m�me jusqu'aux enseignes des
l�gions. Mais le soldat romain, par le courage dont il fit preuve dans cette
affaire, put revendiquer plus de gloire que ses chefs : car ceux-ci, bien loin
d'imiter la prudence de leur g�n�ral, se heurt�rent � l'ennemi avant d'avoir
fait reconna�tre ses positions par des �claireurs. Les circonstances �taient
critiques. L'ennemi avait �gorg� plusieurs tribuns des soldats et tu� le
pr�fet du camp ainsi que les lieutenants des cohortes ; les centurions avaient
�t� bless�s et m�me ceux des premi�res cohortes avaient p�ri. Mais les
l�gions s'encourag�rent elles-m�mes � combattre, s'�lanc�rent contre les
ennemis, et non contentes de leur avoir tenu t�te, elles enfonc�rent leur
ligne et, contre tout espoir, reprirent la victoire.
Vers cette date, Agrippa qui avait �t� adopt� par son a�eul le m�me jour
que Tib�re et qui depuis deux ans se montrait tel qu'il �tait, se perdit par
l'extraordinaire d�pravation de son �me et de son caract�re. Il s'ali�na
l'esprit de son p�re qui �tait en m�me temps son a�eul et, ses vices
grandissant de jour en jour, il p�rit bient�t d'une mort digne de sa folie.
CXIII. -- Tu vas voir maintenant, Marcus
Vinicius, que Tib�re fut en temps de guerre un aussi grand g�n�ral qu'il
peut, pendant la paix, te para�tre un grand prince.
Quand les arm�es qui �taient sous les ordres de C�sar et celles qui �taient
venues le rejoindre eurent fait leur jonction, il y eut, rassembl�s en un m�me
camp, dix l�gions, au moins soixante-dix cohortes, quatorze escadrons, plus de
dix mille v�t�rans, sans compter une grande quantit� de volontaires et les
nombreux cavaliers du roi, bref une arm�e telle qu'on n'en avait vue nulle part
de plus grande depuis les guerres civiles. Tous en ressentaient une grande joie
et fondaient sur leur nombre les plus grands espoirs de victoire. Mais le
g�n�ral qui �tait le meilleur juge de ses actions et qui pr�f�rait les
mesures utiles � celles qui n'avaient pour elles que des apparences brillantes,
adopta l'attitude que je lui ai vu prendre dans toutes les autres guerres et
s'attacha moins � obtenir l'approbation qu'� la m�riter.
Il retint pendant quelques jours l'arm�e qui l'avait rejoint, pour qu'elle se
rem�t des fatigues de la route, puis, comme elle �tait trop nombreuse pour
qu'on p�t la gouverner et qu'elle ne lui paraissait gu�re docile, il prit le
parti de la renvoyer. Il l'accompagna avec ses troupes dans une marche qui fut
longue et extr�mement p�nible et dont les difficult�s peuvent � peine
s'exprimer. Gr�ce � cette tactique, personne n'osait attaquer l'ensemble de
nos forces et les ennemis craignant chacun pour leur propre pays ne pouvaient se
rassembler pour assaillir les troupes qui se retiraient. Apr�s les avoir
renvoy�es aux lieux d'o� elles venaient, il revint lui-m�me � Siscia au
d�but d'un hiver qui fut tr�s rigoureux. Il distribua l'arm�e dans ses
quartiers d'hiver et en confia le commandement � des lieutenants au nombre
desquels je fus moi-m�me.
CXIV. -- Voici une action dont le r�cit n'a
gu�re d'�clat, mais qui plus que toutes t�moigne d'un v�ritable et franc
courage en m�me temps qu'elle fut tr�s utile ; combien elle fut douce � ceux
qui en ressentirent les effets et quel remarquable exemple d'humanit� elle nous
donne ! Pendant toute la dur�e de la guerre de Germanie et de Pannonie, aucun
de nous, que son grade f�t sup�rieur ou inf�rieur au mien, ne tomba malade
sans que C�sar se pr�occup�t de sa gu�rison et de sa sant� et il semblait
m�me que son �me d�posant le fardeau de ses lourdes charges se consacrait
exclusivement � ce soin. Ceux qui en avaient besoin trouvaient toujours pr�te
une voiture attel�e. La liti�re de C�sar �tait � la disposition de tous et
moi-m�me j'en usai, ainsi que d'autres. Quant � ses m�decins, � son
mat�riel de cuisine et � tous les appareils de bain qu'il ne transportait que
pour cet usage, il n'est personne dont ils ne contribu�rent � r�tablir la
sant�. Il ne manquait aux malades que leurs maisons et la personne de leurs
serviteurs, car rien ne leur faisait d�faut de ce qu'ils pouvaient recevoir ou
d�sirer d'eux.
Ajoutons encore ce d�tail, que tous ceux qui prirent part � cette affaire
reconna�tront aussi exact que le reste de mon ouvrage : Tib�re fut le seul �
voyager toujours � cheval, il fut encore le seul, avec ceux qu'il invitait �
sa table, qui pendant la plus grande partie de la campagne, mange�t assis. Il
pardonnait � ceux qui s'�taient montr�s indisciplin�s, mais seulement si
leur exemple ne pouvait �tre nuisible. Les avertissements et les bl�mes
�taient fr�quents, les ch�timents extr�mement rares. Il gardait un juste
milieu, feignant souvent de ne pas voir et punissant quelquefois.
L'hiver nous valut l'avantage de finir la guerre ; l'�t� suivant, toute la
Pannonie demanda la paix et la Dalmatie seule continua la lutte. J'esp�re
pouvoir raconter en d�tail dans un plus long ouvrage, comment tant de milliers
de jeunes hommes qui peu avant mena�aient d'asservir l�Italie, vinrent livrer
leurs propres armes, pr�s du fleuve Bathinus et se prosterner tous aux pieds du
g�n�ral ; je dirai aussi comment de leurs deux chefs Baton et Pinn�t�s, l'un
fut pris et l'autre se livra lui-m�me.
A la fin de l'automne, C�sar ramena l'arm�e victorieuse dans ses quartiers
d'hiver. Il confia le commandement de toutes les troupes � Marc L�pide, homme
que son nom et son heureuse fortune rendent presque l'�gal des dieux, que
chacun admire et ch�rit d'autant plus qu'il le conna�t et le comprend
davantage et qui, de l'aveu de tous, rehausse encore la gloire de ses illustres
anc�tres.
CXV. -- C�sar tourna ses pens�es et ses
armes vers une autre p�nible guerre, celle de Dalmatie. De quelle fa�on, mon
fr�re Magius C�ler Velleianus le servit dans ce pays comme adjoint et comme
lieutenant, c'est ce dont t�moignent les d�clarations de C�sar lui-m�me et
de son p�re, et ce qu'atteste le souvenir des glorieuses r�compenses dont
C�sar l'honora lors de son triomphe.
Au d�but de l'�t�, L�pide fit sortir l'arm�e de ses quartiers d'hiver.
Traversant les territoires de nations qui n'avaient subi encore aucune perte
mais �taient rest�es jusque-l� � l'abri du fl�au de la guerre et qui, pour
cette raison, se montraient d'un farouche orgueil, il se dirigea vers Tib�re
son g�n�ral. Apr�s avoir lutt� � la fois contre les difficult�s du terrain
et contre les forces des ennemis, apr�s avoir fait un grand carnage de ceux qui
lui r�sistaient, ras� les r�coltes, br�l� les maisons, massacr� les
hommes, il rejoignit C�sar, joyeux de sa victoire et charg� de butin. S'il
avait accompli de tels exploits sous ses propres auspices, il e�t obtenu le
triomphe ; le s�nat, d'accord avec les principaux citoyens, lui d�cerna les
ornements triomphaux. Cette campagne marqua la fin d'une si grande guerre. Les
P�rustes en effet et les D�sitiates, peuples dalmates que la nature de leur
pays, leurs montagnes, la fiert� de leur caract�re, leur remarquable
connaissance de la guerre et surtout l'�troitesse de leurs vall�es bois�es
rendaient presque inexpugnables, furent enfin pacifi�s, apr�s avoir �t�
presque enti�rement d�truits, et cela non pas seulement sur les ordres de
C�sar mais de sa main m�me et par ses propres armes.
Je n'ai rien vu dans cette guerre si importante ni pendant la campagne de
Germanie qui me par�t plus noble ni plus admirable que l'attitude de notre
chef. Jamais occasion de vaincre ne se pr�senta dans des circonstances assez
favorables pour qu'il cr�t que cela compensait la perte des soldats tu�s ;
toujours il consid�ra que le parti le plus s�r �tait aussi le plus glorieux ;
toujours il �couta la voix de sa conscience avant celle de la gloire, et les
desseins du g�n�ral ne se r�gl�rent jamais sur les d�sirs de l'arm�e mais
l'arm�e se r�glait sur la prudence du g�n�ral.
CXVI. -- Pendant la guerre de Dalmatie,
Germanicus qu'on avait envoy� en avant dans plusieurs r�gions o� se
pr�sentaient des difficult�s, donna de grandes preuves de courage. L'ancien
consul Vibius Postumus qui gouvernait alors la Dalmatie m�rita par son z�le et
sa vigilance remarquables les ornements du triomphe. Peu d'ann�es auparavant,
Passienus et Cossus qui s'�taient rendus illustres par des m�rites
diff�rents, avaient obtenu en Afrique la m�me r�compense. Cossus transmit �
son fils, jeune homme n� pour donner l'exemple de toutes les vertus, un surnom
qui t�moignait de sa victoire. Lucius Apronius qui avait eu part dans cette
m�me campagne aux exploits de Postumus, m�rita par son brillant courage les
honneurs qui lui furent bient�t accord�s.
Pl�t au ciel que la fortune ne nous e�t pas attest� par des faits plus graves
combien est grande sa puissance sur toutes choses ! mais ici encore abondent les
marques �videntes de son pouvoir : c'est d'abord Aelius Lamia. Cet homme dont
la vie �tait toute conforme � celle de nos anc�tres et qui sut toujours
temp�rer par des dehors affables une gravit� digne de nos p�res, avait rempli
les plus �clatantes fonctions en Germanie, en Illyrie et peu apr�s en Afrique.
S'il n'obtint pas les ornements du triomphe, c'est qu'il ne put trouver
d'occasion favorable et non pas faute de m�rite. De m�me Aulus Licinius Nerva
Silianus, fils de Publius Silius que ceux-l� m�mes qui l'ont connu n'ont pas
assez admir� et qui montra toutes les vertus qui font un excellent citoyen et
un g�n�ral plein de simplicit�, perdit par une mort pr�matur�e le
b�n�fice de la grande amiti� du prince et ne put s'�lever comme son p�re au
fa�te de la gloire.
On dira que j'ai cherch� l'occasion de parler de ces personnages ; je l'avoue,
car un r�cit sinc�re et impartial de choses vraies ne saurait encourir le
bl�me des gens de bien.
CXVII. -- C�sar venait � peine de terminer la guerre de Pannonie et de Dalmatie quand, moins de cinq jours apr�s qu'il eut achev� une t�che si importante, des lettres funestes arriv�rent de Germanie. Elles annon�aient la mort de Varus, le massacre de trois l�gions, de trois corps de cavalerie et de six cohortes. La fortune ne nous fut indulgente que sur un point ... et le personnage de Varus demande qu'on s'y arr�te. Quintilius Varus descendait d'une famille plut�t illustre que noble. C'�tait un homme naturellement doux, de moeurs tranquilles, un peu lourd d'esprit comme de corps, et plus accoutum� � la calme vie des camps qu'aux fatigues de la guerre. Il �tait loin de m�priser l'argent, comme peut en t�moigner la Syrie qu'il eut sous son autorit� : elle �tait riche et lui pauvre quand il arriva ; � son d�part elle �tait pauvre et il �tait riche. Plac� � la t�te des troupes qui se trouvaient en Germanie, il s'imagina que ces barbares qui n'avaient d'humain que la voix et les membres, �taient v�ritablement des hommes et que les lois pourraient adoucir ceux que l'�p�e n'avait pu dompter. C'est avec de tels desseins qu'il p�n�tra au coeur de la Germanie. Il s'y comporta comme s'il �tait parmi des gens qui go�tent la douceur de la paix et passa le temps de la campagne d'�t� � rendre la justice et � prononcer des arr�ts du haut de son tribunal.
CXVIII. -- Mais, chose � peine croyable pour
qui n'a pu en juger par lui-m�me, les Germains, peuple n� pour le mensonge,
t�moign�rent dans leur extr�me barbarie de la plus grande astuce. Ils
invent�rent de toutes pi�ces une s�rie de proc�s ; tant�t ils se
cherchaient querelle les uns aux autres ; tant�t ils nous remerciaient de ce
qu'ils voyaient leurs disputes apais�es par la justice romaine, leur humeur
farouche adoucie par une nouvelle discipline inconnue, et leurs d�bats qu'ils
vidaient jusque-l� par les armes termin�s par le droit. Ils amen�rent ainsi
Quintilius Varus � faire preuve de la derni�re impr�voyance. Il en vint m�me
� croire qu'il se trouvait au forum rendant la justice comme pr�teur urbain et
non plus au centre du territoire Germain � la t�te d'une arm�e.
Alors un jeune homme noble, courageux, intelligent, d'une vivacit� d'esprit
extraordinaire chez un barbare et qui portait sur son visage et dans ses yeux
l'ardeur de son �me, Arminius, fils de Sigimer chef de cette nation, apr�s
nous avoir fid�lement servis dans la campagne pr�c�dente et avoir m�me re�u
de nous le droit de cit� et le rang de chevalier, trouva dans la faiblesse de
notre g�n�ral l'occasion de son crime. Il avait pens�, non sans raison, que
personne n'est plus rapidement abattu que celui qui est sans inqui�tude et que
la confiance aveugle est la cause la plus ordinaire des d�sastres.
Il associe � ses projets, d'abord quelques amis puis un plus grand nombre. Il
leur dit, il leur persuade qu'on peut �craser les Romains. Aux d�cisions il
joint les actes et fixe la date de l'embuscade. L'affaire est d�nonc�e �
Varus par un des hommes de cette nation qui nous resta fid�le, un noble,
S�geste. Il conseillait de faire arr�ter les conjur�s mais d�j� les destins
�taient plus forts que la volont� de Varus et avaient �mouss� la
p�n�tration de son esprit. Car il en est ainsi : souvent un dieu �gare
l'esprit de celui dont il veut changer la fortune et fait en sorte, par un effet
d�plorable, que le malheur qui survient para�t m�rit� et que la mauvaise
chance devient un crime. Ainsi Varus r�pond � S�geste qu'il ne croit pas �
ce complot et d�clare que les marques de bienveillance que les Germains lui
t�moignent s'expliquent par les services qu'il leur a rendus. Apr�s cet
avertissement, Varus n'eut pas le temps d'en recevoir un second.
CXIX. -- Les circonstances de cet affreux
d�sastre qui fut, apr�s la d�faite de Crassus chez les Parthes, le plus grave
qu'un peuple �tranger e�t inflig� aux Romains, nous essaierons nous aussi,
apr�s tant d'autres, de les exposer en d�tail dans un ouvrage plus �tendu.
Nous ne devons ici le d�plorer qu'en peu de mots. Cette arm�e �tait de toutes
la plus courageuse et parmi les troupes romaines elle se distinguait par sa
discipline, sa vigueur et son exp�rience de la guerre. Mais l'apathie de son
chef, la perfidie de l'ennemi, l'injustice du sort l'accabl�rent � la fois.
Les soldats ne furent pas m�me autoris�s � profiter de l'occasion de
combattre ou de tenter une sortie, sauf dans des conditions d�favorables et
moins qu'ils ne l'eussent voulu, puisque certains d'entre eux furent durement
punis pour avoir fait usage de leurs armes et montr� leur courage de Romains.
Des for�ts, des mar�cages, des embuscades les entouraient de tous c�t�s et
ils furent tu�s jusqu'au dernier par ces m�mes ennemis qu'ils avaient toujours
�gorges comme un b�tail et dont la vie et la mort d�pendaient de leur col�re
ou de leur piti�.
Varus montra plus de courage pour mourir que pour combattre : imitant son p�re
et son a�eul, il se per�a de son �p�e. L'exemple que donna le pr�fet du
camp, Lucius Eggius, fut aussi noble que fut honteux celui que donna son
coll�gue Ceionius. En effet, alors que la plus grande partie de l'arm�e avait
succomb� dans la lutte, Ceionius proposa de se rendre, pr�f�rant mourir dans
les supplices que dans la bataille. De son c�t� le lieutenant de Varus, Vala
Numonius, homme par ailleurs honn�te et doux, donna l'exemple le plus funeste :
il s'enfuit avec la cavalerie, laissant seule l'infanterie et essaya de gagner
le Rhin avec ses escadrons ; mais le destin vengea ce crime, car Numonius ne
surv�cut pas � ceux qu'il avait trahis et fut victime de sa trahison. Les
ennemis d�chir�rent sauvagement le corps � demi-br�l� de Varus. Sa t�te
fut coup�e et port�e � Maroboduus qui l'envoya � Auguste. Elle re�ut enfin
la s�pulture dans le tombeau de la famille Ouintilia.
CXX. -- A cette nouvelle, Tib�re vole aupr�s de son p�re. Eternel protecteur de l'empire romain, encore une fois il prend en main sa d�fense. On l'envoie en Germanie. Il consolide notre pouvoir sur les Gaules, dispose les arm�es et met en �tat les positions fortifi�es puis jugeant de ce qu'il pouvait faire d'apr�s sa propre puissance et non d'apr�s l'assurance des ennemis qui mena�aient l'Italie d'une nouvelle guerre des Cimbres et des Teutons, il prend les devants et franchit le Rhin avec son arm�e. Il porte la guerre chez un adversaire que son p�re et sa patrie auraient jug� suffisant de voir contenu. Il p�n�tre plus avant, ouvre des routes, ravage les champs, br�le les maisons, disperse ceux qui r�sistent et revient � ses quartiers d'hiver, charg� d'une gloire immense sans avoir perdu un seul de ceux qu'il avait conduits au del� du Rhin.
Rendons le t�moignage qu'il m�rite � Lucius Aspr�natus qui servait comme lieutenant sous les ordres de son oncle Varus. Gr�ce au courage et � l'�nergie des deux l�gions qu'il commandait, il sauva son arm�e de cet affreux d�sastre, puis descendant en h�te vers les places du Bas-Rhin, il maintint fid�les les esprits d�j� h�sitants des peuples qui habitent de ce c�t� du fleuve. Certains pr�tendent toutefois que, s'il sauva la vie de ses soldats, il mit la main sur les biens de ceux qui p�rirent avec Varus, et s'assura � sa guise l'h�ritage de l'arm�e qui fut massacr�e.
Il faut louer aussi le courage du pr�fet du camp, Lucius Caedicius et celui des soldats que d'immenses troupes de Germains cern�rent et assi�g�rent avec lui � Alison. Ils surmont�rent toutes les difficult�s que le manque de tout et la puissance des ennemis rendaient intol�rables et insurmontables et, �vitant � la fois toute r�solution t�m�raire et toute l�che pr�voyance, ils guett�rent l'occasion favorable et s'ouvrirent par le fer le chemin du retour. Comme on le voit par cet exemple, c'est bien parce qu'il n'avait pas l'esprit de d�cision d'un g�n�ral et non parce que ses soldats manquaient de courage que Varus qui �tait par ailleurs un homme s�rieux et plein d'excellentes intentions, se perdit lui-m�me avec la plus belle des arm�es.
Comme les Germains maltraitaient f�rocement les prisonniers, Caldus Caelius, jeune homme bien digne de l'antique noblesse de sa famille, accomplit une action h�ro�que : saisissant les anneaux de la cha�ne qui le liait, il s'en frappa la t�te avec tant de force qu'il fit jaillir � la fois le sang et la cervelle et expira sur-le-champ.
CXXI. -- Entr� en Germanie, Tib�re notre g�n�ral se fit remarquer dans les campagnes qui suivirent par le m�me courage et le m�me bonheur qu'auparavant. Lorsque sa flotte et ses fantassins eurent par leurs exp�ditions bris� les forces ennemies, lorsqu'il eut r�tabli en Gaule une situation difficile et calm� par son �nergie plut�t que par le ch�timent les troubles que l'irritation du peuple avait fait �clater � Vienne, Auguste son p�re proposa de lui accorder sur toutes les provinces et sur toutes les arm�es un pouvoir �gal au sien, et le s�nat et le peuple romain en d�cid�rent ainsi. Il �tait absurde, en effet, qu'il n'e�t pas sous son autorit� les provinces qu'il prot�geait et que celui qui �tait le premier � porter secours ne f�t pas jug� digne d'obtenir les premiers honneurs. De retour � Rome, Tib�re obtint ce qui lui �tait d� depuis longtemps, mais que les guerres ininterrompues avaient diff�r�, le triomphe sur les Pannoniens et sur les Dalmates. Qui s'�tonnerait de l'�clat de ce triomphe puisque c'�tait le triomphe de C�sar ? Mais qui ne s'�tonnerait de la faveur de la fortune ? Dans son triomphe, on put voir charg�s de cha�nes les chefs ennemis les plus illustres qui n'avaient pas p�ri, comme on l'avait dit. Nous e�mes le bonheur, mon fr�re et moi, d'accompagner C�sar dans son triomphe, avec les citoyens les plus nobles charg�s des plus nobles r�compenses.
CXXII. -- Parmi les autres preuves �clatantes de l'extraordinaire mod�ration de Tib�re C�sar, qui ne l'admirerait encore de s'�tre content� de trois triomphes sur sept qu'il m�ritait sans aucun doute ! Qui peut douter, en effet, qu'en reconqu�rant l'Arm�nie, qu'en pla�ant � la t�te de ce pays un roi qu'il couronna de sa main, qu'en r�tablissant l'ordre en Orient, il n'e�t m�rit� l'ovation ? Comme vainqueur des Vind�lices et des R�tes, ne m�ritait-il pas aussi d'entrer � Rome sur le char triomphal ? Puis quand il eut, apr�s son adoption, bris� les forces de la Germanie en une campagne qui dura trois ans, ne devait-on pas lui accorder le m�me honneur et ne devait-il pas l'accepter ? Enfin, apr�s le d�sastre de Varus, ne devait-il pas orner son triomphe des d�pouilles de cette m�me Germanie que, plus vite que nous l'esp�rions, il avait abattue par la plus heureuse des victoires ? Mais dans un tel homme, on ne sait ce qu'il faut admirer davantage de son audace dans les travaux et les p�rils ou de sa mod�ration dans la recherche des honneurs.
CXXIII. -- Nous voici � l'�poque o� les alarmes furent le plus vives. C�sar Auguste avait envoy� en Germanie pour y terminer la guerre son petit-fils Germanicus. Il allait envoyer son fils Tib�re en Illyrie pour y affermir par la paix les conqu�tes de la guerre. Voulant accompagner Tib�re et assister aussi � des combats d'athl�tes que les habitants de Nole avaient institu�s en son honneur, il se rendit en Campanie. Bien qu'il e�t d�j� ressenti des sympt�mes de faiblesse et les premi�res manifestations d'un mal qui s'aggravait lentement, il se raidit de toute la force de son �me et accompagna son fils jusqu'� B�n�vent o� il le quitta pour gagner Nole. Mais sa sant� s'alt�rait de jour en jour et, sachant bien qui il devait mander s'il voulait assurer apr�s sa mort le salut de l'Etat, il rappela en h�te son fils. Celui-ci accourut aupr�s du p�re de la patrie plus vite encore qu'on ne l'attendait. Auguste d�clara alors qu'il �tait rassur�, serra dans ses bras son cher Tib�re, lui recommanda leur oeuvre commune et se r�signa � mourir si les destins l'exigeaient. La vue et l'entretien de celui qu'il aimait tant, r�confort�rent un peu son �me, mais peu apr�s le destin fut plus fort que tous les soins. Son corps et son esprit se s�par�rent et sous le consulat de Pomp�e et d'Apuleius, � l'�ge de soixante-seize ans, il rendit aux dieux son �me divine.
CXXIV. -- Quels furent alors l'inqui�tude des
hommes, la frayeur du S�nat, le trouble du peuple, la crainte de Rome, combien
notre perte fut proche de notre salut c'est ce que, dans ma h�te, je n'ai pas
le loisir d'exprimer et celui-l� m�me qui en aurait le loisir n'y saurait
parvenir. Je crois qu'il suffit de dire avec la voix publique que le monde dont
nous craignions la ruine ne nous parut pas m�me troubl� et que l'autorit�
d'un seul homme fut telle qu'on n'eut besoin des armes ni pour d�fendre les
gens de bien ni pour combattre les m�chants. Il y eut cependant une sorte de
conflit dans la cit� : le s�nat et le peuple romain luttaient contre C�sar
pour qu'il succ�d�t � son p�re ; C�sar d�sirait vivre parmi les autres
citoyens comme leur �gal et non au-dessus d'eux comme leur prince. Il se laissa
enfin persuader par la raison plus que par l'attrait des honneurs, quand il vit
que tout ce qu'il n'entreprendrait pas de prot�ger �tait vou� � la mort. Il
est le seul qui ait pass� � refuser le premier rang presque plus de temps que
d'autres en pass�rent � lutter les armes � la main pour s'en emparer.
Lorsque Auguste son p�re fut remont� au ciel, lorsque son corps eut re�u les
honneurs humains et son nom les honneurs divins, le premier acte que Tib�re
accomplit, comme chef de l'Etat, fut d'organiser les comices selon le plan que
le divin Auguste avait laiss�, �crit de sa propre main. C'est alors aussi que
nous e�mes l'honneur, mon fr�re et moi, d'�tre candidats de C�sar et
d�sign�s comme pr�teurs, imm�diatement apr�s les citoyens de la plus haute
noblesse et ceux qui avaient d�j� exerc� le sacerdoce : nous f�mes ainsi les
derniers candidats qu'e�t recommand�s le divin Auguste et les premiers que
recommanda Tibere C�sar.
CXXV. -- L'Etat recueillit bient�t la
r�compense de ses voeux et de son heureuse d�cision. On ne tarda gu�re �
voir ce que nous aurions souffert si nous n'avions pu persuader Tib�re et
combien il nous fut avantageux d'y avoir r�ussi. En effet, l'arm�e qui servait
en Germanie sous les ordres m�mes de Germanicus, et les l�gions d'Illyrie
saisies � la fois d'une sorte de rage et d'un profond d�sir de tout
bouleverser, demandaient un nouveau chef, un nouveau gouvernement, un nouvel
�tat. Bien plus, elles os�rent menacer le s�nat, elles os�rent menacer le
prince de leur dicter des lois ; elles tent�rent de fixer elles-m�mes leur
solde et la dur�e du service. On en vint m�me aux armes, on tira l'�p�e et
peu s'en fallut que l'impunit� dont elles avaient b�n�fici� ne les port�t
aux derniers exc�s de la r�volte. Il ne se trouva pas de chef pour conduire
les soldats contre l'Etat, mais ce chef aurait trouv� des soldats pour le
suivre. Cependant la longue exp�rience du g�n�ral sut r�primer souvent et
parfois faire des promesses avec dignit�. Les coupables les plus dangereux
furent s�v�rement ch�ti�s, les autres punis avec douceur et bient�t tous
ces troubles se calm�rent et disparurent.
Vers ce m�me temps o� Germanicus donnait de si nombreuses preuves de son
courage, Drusus fut envoy� sp�cialement par son p�re pour combattre
l'incendie d�j� violent de la r�volte des troupes d'Illyrie. Agissant avec
l'antique s�v�rit� de nos anc�tres, il mit fin non sans p�ril � une
situation pernicieuse tant en elle-m�me que par l'exemple qu'elle donnait et
ch�tia ceux qui l'assi�geaient, avec les armes m�mes dont ils s'�taient
servis pour l'assi�ger. Dans cette affaire, il trouva une aide
particuli�rement utile en Junius Blaesus, homme aussi pr�cieux par les
services qu'il rendit comme soldat que par ses qualit�s de citoyen et qui, peu
d'ann�es apr�s, fut nomm� proconsul d'Afrique et m�rita les ornements du
triomphe avec le titre de g�n�ral en chef. M. L�pide dont nous avons rappel�
les vertus et les �clatants exploits en Illyrie, obtint le commandement de la
province d'Espagne et des l�gions qui s'y trouvaient. Il sut y maintenir le
calme et la paix, car son sentiment du devoir ne lui faisait d�sirer que le
bien et son autorit� lui permettait d'ex�cuter ce qu'il d�sirait. Dolabella,
personnage de la plus noble simplicit� qui gouvernait les c�tes d'Illyrie,
imita en tout point son z�le et sa droiture.
CXXVI. -- Les �v�nements de ces seize derni�res ann�es sont encore pr�sents aux yeux et � l'esprit de tous : qui pourrait les raconter dans leurs d�tails ? C�sar divinisa son p�re non pas en usant de son pouvoir absolu mais en lui rendant un culte ; il ne lui donna pas le titre de dieu, mais il en fit un dieu. Il ramena la bonne foi sur le forum ; du forum, il chassa la s�dition, du champ de mars les brigues, de la curie la discorde. Il rendit � la cit� les vertus qui semblaient mortes et surann�es, la justice, l'�quit�, l'activit�. Les magistrats retrouv�rent leur autorit�, le s�nat sa majest�, les tribunaux leur force. Il r�prima les d�sordres du th��tre. A tous il inspira le d�sir ou imposa la n�cessit� de bien faire. La vertu est honor�e, le vice puni. Le peuple respecte les grands sans les craindre, le grand prend le pas sur le peuple sans le m�priser. A quelle �poque le prix des denr�es fut-il plus bas ? Quand vit-on paix plus joyeuse que celle qui s'�tend de l'Orient � l'Occident jusqu'aux extr�mes limites du nord et du midi, paix auguste qui d�livra de toute crainte de brigandage les coins les plus recul�s du monde. Les ruines que la fatalit� apporte aux citoyens et aux villes m�mes sont r�par�es par la lib�ralit� du prince. Les villes d'Asie sont relev�es, des provinces d�livr�es des vexations de leurs magistrats. La r�compense est toujours pr�te pour celui qui en est digne, le ch�timent atteint lentement les m�chants, mais il les atteint. La faveur le c�de � la justice, la brigue au m�rite, car c'est par ses actes que le meilleur des princes enseigne aux citoyens � bien agir et s'il est le plus grand par la puissance, il est plus grand encore par l'exemple de ses vertus.
CXXVII. -- Il est rare que les hommes
illustres n'associent pas de grands ministres au gouvernement de leur fortune.
Ainsi les deux Scipions employ�rent-ils les deux Laelius dont ils firent leurs
�gaux en toutes choses, et le divin Auguste, Marcus Agrippa, puis
imm�diatement apr�s, Statilius Taurus. Leur noblesse r�cente n'emp�cha pas
ces personnages d'obtenir � plusieurs reprises consulats, triomphes et
pontificats. Comme les grandes affaires demandent de grands ministres et qu'il
est d�j� difficile de trouver des collaborateurs pour celles de peu
d'importance, il est avantageux pour l'Etat d'accorder de hautes distinctions �
ceux qui lui sont indispensables et de donner aux citoyens qui lui sont utiles
toute l'autorit� dont ils ont besoin.
Tib�re C�sar imita ces exemples et fit choix d'Aelius S�jan, dont le p�re
�tait un homme consid�rable parmi les chevaliers et qui, par sa m�re, est
l'alli� de tr�s vieilles familles illustres et combl�es d'honneurs. Ses
fr�res, son cousin, son oncle sont d'anciens consuls et lui-m�me se fait
remarquer par son z�le et sa loyaut�. Son robuste temp�rament �gale la
vigueur de son esprit. Il fut et reste encore le seul qui aide Tib�re � porter
tout le poids du fardeau de l'empire. Homme d'une gravit� sereine, d'une
gaiet� qui rappelle celle de nos a�eux, il est actif sans para�tre agir. Il
ne r�clame rien pour lui et par l� m�me obtient tout. Toujours il se croit
indigne de l'estime qu'on a de lui. Son visage est calme comme sa vie, mais son
esprit est toujours en �veil.
CXXVIII. -- Il y a d�j� longtemps que la cit� et le prince s'efforcent � l'envi d'estimer ses vertus � leur juste valeur. Rien de nouveau d'ailleurs dans cette coutume du s�nat et du peuple romain de penser que le plus grand m�rite fait la plus grande noblesse. Ceux-l� m�mes qui, avant les guerres puniques, il y a trois cents ans, �lev�rent au plus haut rang Titus Coruncanius, un homme nouveau, et lui accord�rent non seulement tous les honneurs mais encore la dignit� de grand pontife ; ceux qui � plusieurs reprises port�rent au consulat, � la censure et au triomphe Mummius Acha�cus, Spurius Carvilius qui �tait d'une famille de chevaliers et Marcus Caton un homme nouveau lui aussi, puisqu'il �tait n� � Tusculum et vivait � Rome dans une maison qu'il avait lou�e ; ceux qui, malgr� son humble origine, nomm�rent six fois consul Ca�us Marius et n'h�sit�rent pas � le consid�rer comme le premier des Romains ; ceux qui accord�rent � Marcus Tullius Cic�ron tant de cr�dit que son appui suffisait presque � porter ceux qu'il voulait aux plus grands honneurs ; ceux qui ne refus�rent rien � Asinius Pollion de ce que les plus nobles ne pouvaient obtenir qu'au prix des plus grands efforts ; ceux-l� assur�ment pensaient qu'il faut tout accorder � la vertu. Le d�sir naturel d'imiter ces exemples poussa C�sar � �prouver le m�rite de S�jan, et S�jan � aider le prince � porter le fardeau de l'empire. Le s�nat et le peuple romain furent ainsi amen�s � confier le soin de leur s�curit� � un homme qui leur avait paru particuli�rement utile.
CXXIX. -- Apr�s avoir donn�, pour ainsi
dire, une vue d'ensemble du gouvernement de Tib�re C�sar, rapportons quelques
faits particuliers. Quelle habilet� fut la sienne quand il attira � Rome
Rhascupolis qui avait fait assassiner son neveu Cotys avec qui il partageait le
pouvoir ! Tib�re fut remarquablement aid� dans cette affaire par l'ancien
consul Pomponius Flaccus, personnage naturellement port� � la vertu et qui,
par sa simplicit� et ses m�rites se montrait toujours digne de la gloire sans
chercher jamais. Avec quelle conscience scrupuleuse il examina les causes comme
s�nateur et comme juge, et non comme prince ! Avec quelle rapidit� il ch�tia
l'ingratitude et le complot de Libo ! Par quelles le�ons il forma et initia aux
principes de l'art militaire son cher Germanicus qui avait servi sous ses ordres
et qu'il accueillit � son retour comme le vainqueur de la Germanie ! De combien
d'honneurs il chargea sa jeunesse dans un triomphe dont l'�clat r�pondait �
la grandeur des exploits qu'il avait accomplis ! Combien de fois il honora le
peuple de largesses ! Combien il eut de joie � augmenter le cens de certains
s�nateurs, quand il put le faire avec l'assentiment du s�nat, agissant
toujours de telle sorte qu'il n'encourageait pas le d�sordre tout en ne faisant
pas d�choir de son rang l'honn�te pauvret� ! Avec quelles marques d'honneur
il envoya Germanicus dans les provinces d'outre-mer !
De quelle rigueur il fit preuve quand, prenant son fils pour l'aider et pour
ex�cuter ses desseins, il fit sortir de son pays Maroboduus qui s'attachait au
sol du royaume qu'il occupait, comme on chasse par de salutaires incantations
(ceci dit sans offenser la majest� du prince) un serpent r�fugi� sous la
terre ! Comme il sut le garder d'une mani�re aussi honorable que s�re !
Combien redoutable �tait la guerre qu'avaient allum�e Julius Florus et
Sacrovir le plus puissant des Gaulois ! Avec quelle rapidit� et quel courage il
l'�touffa, puisque le peuple romain apprit qu'il �tait vainqueur avant m�me
de savoir qu'il �tait en guerre et que la nouvelle de sa victoire devan�a
celle du danger ! Une terrible guerre avait �clat� en Afrique et elle
s'�tendait de jour en jour ; sous les auspices de Tib�re et par la sagesse de
ses ordres, elle disparut en peu de temps.
CXXX. -- Quels superbes monuments il fit
b�tir sous son nom et sous le nom des siens ! Avec quelle pieuse, avec quelle
extraordinaire magnificence, il construisit le temple qu'il consacra � son
p�re ! Combien il montra � la fois de splendeur et de modestie quand il
restaura les �difices que Cneius Pomp�e avait offerts au peuple et que
l'incendie avait d�truits ! C'est qu'il pensait qu'il devait prot�ger comme
son patrimoine tout ce qui jadis avait eu quelque �clat. De quelle lib�ralit�
il fit preuve en bien des circonstances et tout r�cemment encore apr�s
l'incendie du mont Caelius, quand il aida de sa propre fortune la d�tresse des
citoyens de toute condition ! Au milieu de quel calme des populations rassur�es
proc�de-t-il au recrutement des l�gions, op�ration toujours si fortement
redout�e !
Si la nature le permettait et si la faiblesse humaine l'admettait, j'oserais me
plaindre ainsi aux dieux : en quoi Tib�re a-t-il m�rit� d'�tre menac� par
la perfidie de Drusus Libo, puis de rencontrer une telle haine chez Silius et
chez Pison, alors qu'il avait fait la fortune de l'un et grandi celle de l'autre
? Et pour en venir � de plus grands malheurs, (encore que ceux-l� m�mes lui
eussent paru les plus affreux), en quoi m�ritait-il de perdre ses fils dans
leur jeunesse, de perdre son petit-fils, l'enfant de son cher Drusus ? Mais tous
ces �v�nements ne sont que d�plorables. Il nous faut en venir � de plus
honteux malheurs. De quelles douleurs, Marcus Vinicius, ces trois derni�res
ann�es ont-elles d�chir� son �me ! Quel feu longtemps cach� et par l� plus
cruel a br�l� sa poitrine, quand sa bru et son petit-fils l'ont forc� �
g�mir, � s'indigner, � rougir ! Et ce temps fut rendu plus douloureux encore
par la perte de sa m�re : femme remarquable, elle �tait en tout plus proche
des dieux que des hommes et on ne la vit user de sa puissance que pour tirer
d'un danger ou pour accro�tre les divinit�s.
CXXXI. -- Finissons ce livre par un voeu. Jupiter Capitolin et toi, fondateur et soutien de la gloire de Rome, Mars Gradivus, et toi aussi, Vesta, gardienne du feu �ternel, et vous toutes, divinit�s qui avez fait de l'empire romain un immense �difice qui domine le monde entier, au nom de l'Etat, je vous implore et je vous supplie. Gardez, conservez, prot�gez cet Etat, cette paix, ce prince. Qu'apr�s un long s�jour parmi les mortels, il re�oive de vous le plus tard possible, des successeurs dont les �paules soient assez fortes pour soutenir le fardeau de l'empire du monde avec la vaillance que nous voyons en C�sar. Quant aux projets de tous les citoyens, que ceux qui sont pieux ...